Nr. 18/2009
Protection de la sphère privée / Publication de rumeurs / Respecter la dignité humaine

(Bonfanti c. «Tribune de Genève»/«24 heures»/«Le Matin») Prise de position du Conseil de la presse du 6 mars 2009

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Zusammenfassung

Resumé

Riassunto

I. En fait

A. Dans son édition des1-2 novembre 2008, la «Tribune de Genève» a publié sous la plume du rédacteur Georges-Marie Bécheraz un article intitulé «la crise de la police vaudoise se tend sur fond de romance genevoise». A la Une et sur une affichette, la «Tribune de Genève» titre: «Police Vaudoise: Monica Bonfanti au cœur de la crise».

Dans son édition des1-2 novembre 2008, «24 heures» a publié le même article, mais titré «La crise policière en vidéo compromettante?», avec un appel en Une, portant le titre «Guerre des chefs, congé maladie et vidéo mystère».

L’article sur le conflit qui oppose le commandant de la police et le patron de la gendarmerie vaudoise («combat des chefs») fait état de rumeurs concernant des relations «affectueuses» que ce dernier et la cheffe de la police genevoise entretiendraient. «Eric Lehmann, commandant de la police vaudoise est en congé maladie tandis que le conflit atteint son paroxysme avec la menace de diffusion sur Internet de gestes affectueux entre Alain Bergonzoli, patron de la gendarmerie, et Monica Bonfanti, cheffe de la police genevoise.»

«24 heures» et respectivement la «Tribune de Genève» auraient appris le jour avant la publication, que «le commandant Lehmann, très éprouvé par les critiques dont il est la cible, est en arrêt maladie depuis quelques jours. Et que le lieutenant-colonel Bergonzoli affronte, quant à lui, des affirmations sur sa vie privée que les auteurs anonymes érigent en affaire d’Etat. ‹Le Matin› d’hier révélait que le commandant Lehmann aurait fait contrôler les relevés téléphoniques de son subordonné. Selon nos sources, ce sont ces affirmations sur sa vie privée qui seraient à l’origine de cette surveillance. Dans les hautes sphères du gouvernement, ce n’est pas une rumeur, mais un secret de Polichinelle. Alain Bergonzoli, marié et père de famille, et Monica Bonfanti (38 ans), la cheffe de la police genevoise, s’apprécient mutuellement et auraient échangé des signes d’affection sous l’œil d’une caméra de surveillance pendant l’Eurofoot. L’enregistrement existerait toujours et aurait été détourné. Du côté de Genève, certains seraient prêts à le rendre public sur youtube.com, le site gratuit de diffusion sur Internet de vidéos en tout genre. Que vient faire Eric Lehmann dans ce vaudeville? Selon nos informations, c’est lui qui a informé le procureur général du canton de Vaud de l’étalage public de l’affection entre son chef de la gendarmerie et la première policière genevoise. Et le Ministère public vaudois a transmis l’info rocambolesque à son homologue genevois. Si tel était le cas, le commandant de la police vaudoise pourrait être fragilisé. Il devrait en effet démontrer en quoi une telle relation privée pourrait nuire à la bonne marche du service. Quant à l’intérêt genevois à faire mousser une telle affaire, c’est dans la lutte intestine qui agite la police du bout du lac qu’il faut peut-être le chercher. La tête de Monica Bonfanti est littéralement mise à prix dans le bras de fer des revendications salariales.»

B. Le 4 novembre 2008 «Matin a publié un article semblable de Fabiano Citroni, «Des têtes vont tomber». Le journal cite «24 heures» qui aurait révélé «qu’Eric Lehmann aurait signalé au procureur général vaudois, Eric Cottier, qu’Alain Bergonzoli, marié et père de trois enfants, aurait une relation avec la cheffe de la police genevois, Monica Bonfanti. Selon le quotidien Eric Cottier aurait évoqué cette affaire avec son homologue genevois, Daniel Zappelli. Motif: une vidéo pirate immortalisant des gestes d’affection entre les deux cadres de la police serait en circulation du côté de Genève. Selon nos informations, les procureurs Eric Cottier et Daniel Zappelli ont effectivement eu une discussion autour de l’existence de cette vidéo. Ils craignaient qu’une personne malintentionné ne s’en serve pour faire pression sur X ou Y. Reste que la discussion entre les deux représentants du ministère public remonte a plusieurs mois et qu’ils n’ont jamais visionné la vidéo en question ou interrogé des personnes qui l’auraient vue. Selon nos sources, ils douteraient de l’existence d’un film. L’affaire date, mais sort maintenant dans les médias. Pourquoi? Première hypothèse, la plus plausible selon nos informations: Eric Lehmann aurait médiatisé cette affaire pour salir l’image de son subordonné (…) Deuxième hypothèse: le coup aurait été monté par Alain Bergonzoli. Sa relation avec Monica Bonfanti étant un secret de Polichinelle, il la médiatiserait sachant tout le monde verrait en Eric Lehmann l’instigateur de service. Troisième hypothèse: Les syndicats de la police genevois voudraient salir l’image de leur cheffe.»

C. Le 20 novembre 2008, Monica Bonfanti dépose trois plaintes à l’encontre de la «Tribune de Genève», de «24 heures», et du «Matin» auprès du Conseil suisse de la presse.

La plaignante estime que les rumeurs relatées dans les trois articles n’entrent pas dans le cadre des problèmes internes rencontrés par les responsables de la police vaudoise et de la gendarmerie vaudoise. «De plus, ces rumeurs n’entrent non plus dans le cadre d’un intérêt quelconque du public à être informé. (…) Il est évident que je me trouve être la victime d’un besoin de sensationnalisme», s’insurge-t-elle. Et elle rappelle que son statut de cheffe de la police ne lui enlève pas le droit d’avoir une vie privée. Par rapport à la «Tribune de Genève», la plaignante relève encore que la manchette du 1er novembre 2008 «Police vaudoise- Monica Bonfanti au cœur de la crise» n’a aucun fondement et ne poursuit qu’un but: tenter de vendre à Genève une actualité «qui ne concernait que le canton de Vaud».

Aux yeux de la responsable de la police genevoise, les trois quotidiens ont gravement violé les chiffres 1 (recherche de la vérité), 7 (respect de la vie privée) et 8 (respect de la dignité de la personne) de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».

D. Le 23 janvier 2009, Pierre Ruetschi, rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», Thierry Meyer, rédacteur en chef de «24 heures», et Ariane Dayer, rédactrice en chef du «Matin» font connaître leur position commune. Pour les trois rédactions, le conflit opposant deux hauts responsables de la police vaudoise, Eric Lehmann, chef de la police et Alain Bergonzoli, commandant de la gendarmerie, «constitue un fait d’actualité qui ne saurait être ignoré». Ce conflit professionnel à forte «intensité émotionnelle» déborde sur la place publique. Les rédacteurs en chef des trois quotidiens estiment qu’il existe un intérêt public à dévoiler non seulement ces faits, mais aussi la rumeur concernant les relations entre la cheffe de la police genevoise et le commandant de la gendarmerie vaudoise. En effet, «l’exploitation de ladite rumeur dans le cadre du litige» devait être publiée», car «l’intérêt du public à être informé l’emporte en l’espèce sur le respect de la vie privée». Les rédacteurs soulignent qu’ils ont pris soin de «modérer expressément les termes de la description de l’éventuelle relation» et «ont fait usage du conditionnel».

E. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse composée de Nadia Braendle, Anne Seydoux, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré. Dominique von Burg, président de la Chambre, rédacteur à la «Tribune de Genève», et Michel Zendali, ancien rédacteur en chef du «Matin-Dimanche», se sont récusés.

F. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 6 mars 2009 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Les trois articles incrimin
és par Monica Bonfanti traitent du même sujet, et la cheffe de la police y voit les mêmes violations de la «Déclaration». L’intéressée se prononce en particulier sur l’affichette de la «Tribune de Genève» «Monica Bonfanti au cœur de la crise». Il y a certes des différences de traitement, de vocabulaire, entre les trois articles publiés, mais elles restent mineures. Les trois plaintes seront donc traitées ensemble.

2. La plaignante estime que sa vie privée n’est pas respectée par les trois quotidiens, lorsqu’ils rapportent les rumeurs quant à la relation qu’elle entretiendrait avec le commandant de la gendarmerie vaudoise. La prise de position 9/2008 du Conseil suisse de la presse apporte des précisions intéressantes pour le cas présent. Il y est dit qu’une personne, «dans la mesure où elle expose elle-même sa vie privée dans les médias ne peut revendiquer un respect absolu de sa vie privée». Est-ce que cette condition s’applique à Mme Bonfanti? Il semblerait que non. Son attitude est claire: «j’ai toujours, précise-t-elle, préservé scrupuleusement ma sphère privée et ma sphère intime du regard du public». La plaignante, même cheffe de police, a droit à avoir une vie privée, mais, précise le chiffre 7 de la «Déclaration» «pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire». Pour la plaignante, les rumeurs relatées par les trois journaux n’avaient aucun intérêt public. Pour les rédacteurs en chef, au contraire, elles concernent «des faits impliquant deux personnalités publiques (…) et qui se seraient produits dans des lieux publics».

A la question de savoir s’il est – dans le cas présent – d’intérêt public de révéler d’éventuelles démonstrations affectueuses entre Monica Bonfanti et Alain Bergonzonli, le Conseil suisse répond clairement non. Même si pour les rédacteurs en chef, les faits «se seraient produits dans des lieux publics». Il n’y avait aucun besoin de rapporter cette rumeur en nommant la plaignante. Et cela d’autant plus que la cheffe de la police genevois n’a rien à voir avec les conflits qui opposent les deux responsables de la police vaudoise. Il y a donc bien une violation du chiffre 7 (protection de la vie privée) de la «Déclaration».

Tout aussi problématique dans ce contexte, la manchette de la Tribune: «Monica Bonfanti au cœur de la crise»». On voit mal comment une personne qui n’a rien à voir avec un conflit vaudois soit «au cœur» de celui-ci; qu’elle soit mêlée malgré elle, peut-être, mais certainement pas comme élément central. Les manchettes servent certes à magnifier une information, mais dans ce cas, elle donne une information captieuse, et met en cause une personne de manière non pertinente, dans le but d’attirer le lecteur.

3. Les journalistes doivent rechercher la vérité (chiffre 1 de la «Déclaration»), et, en principe, la publication de rumeur ne satisfait donc pas à ce devoir. La rumeur est anonyme. Et si le journaliste a le droit d’avoir des sources anonymes, il doit les vérifier, et ne pas se contenter d’écrire que la rumeur est «un secret de polichinelle». Concernant la publication de rumeurs, le Conseil suisse de la presse, dans sa prise de position 9/2008 mentionnée ci-dessus, a rappelé qu’«un journaliste doit vérifier ses informations avant de les publier. Après enquête, la rumeur peut s’avérer. Elle devient alors une véritable information. Si la rumeur ne s’avère pas, il peut être justifié d’en faire état pour la démentir. Si enfin le doute persiste, une publication n’est admissible qu’à deux conditions: que le sujet visé par la rumeur ait pu prendre position, et que le journaliste informe le lecteur sur l’origine de la rumeur et sur ses recherches.»

Dans le cas présent, la publication du rumeur concernant d’éventuelles démonstrations affectueuses ne répond pas à ces conditions. Quels éléments nous donnent les rédacteurs pour montrer le sérieux de leur enquête? L’origine de la rumeur est mentionnée, quoique avec un conditionnel, par «24 Heures», information reprise par «Le Matin», «Eric Lehmann aurait signalé (…) qu’Alain Bergonzoli, marié et père de trois enfants, aurait une relation avec la cheffe de la police genevoise». Mais les quotidiens ne donnent pas d’information établissant le sérieux de leur enquête. Par ailleurs, la deuxième condition énoncée par la position 9/2008 (entendre les personnes concernées) n’est elle non plus pas remplie. Selon la déontologie, les rédacteurs sont tenus de contacter les intéressés pour obtenir leur point de vue. Or, dans ce cas, les journaux n’indiquent pas que ce travail a été fait et la recherche d’information est donc incomplète. A cet égard, le chiffre 1 (recherche de la vérité) a été violé.

Par contre, l’utilisation d’une rumeur en vue de charger un adversaire en dit long sur les relations entre les protagonistes et vient illustrer l’ampleur du conflit. Il est donc légitime de mentionner ce procédé. C’est l’utilisation de la rumeur, – et non la rumeur elle-même -, qui devient une information journalistique. Mais il était inutile, et disproportionné, de préciser le contenu de la rumeur et de donner le nom de la personne mêlée à cette rumeur.

4. Citation de son nom, insistance sur sa profession, photographie venant illustrer l’article de la Tribune de Genève: la plaignante y voit une atteinte à sa dignité humaine. La cheffe de la police genevoise a été malgré elle mise sous les feux de la rampe dans un conflit qui ne la concerne pas, mais le chiffre 8 de la «Déclaration» concerne des atteintes à la dignité plus graves et plus invasives (dénier à des personnes leur qualité d’êtres humains; dégrader quelqu’un au rang d’un objet; dénigrement et utilisation d’ un langage ordurier). Le Conseil estime donc que le chiffre 8 de la «Déclaration» n’a pas été violé.

III. Conclusions

1. Les plaintes sont partiellement admises.

2. En publiant les articles «La crise de la police vaudoise se tend sur fond de romance genevoise» («Tribune de Genève» des 1-2 novembre 2008), «La crise policière en vidéo compromettante? («24 heures» des 1-2 novembre 2008) et «Des têtes vont tomber» («Le Matin» du 4 novembre 2008), les trois journaux ont violé les chiffres 1 (rechercher la vérité) et 7 (respecter la sphère privée) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/des la journaliste».

3. Pour le reste, les plaintes sont rejetées.

4. Les trois journaux n’ont pas violé le chiffre 8 (respect de la dignité humaine) de la «Déclaration».

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