I. En fait
A. Dans son édition du 18 avril 2000, „24 heures“ publie en dernière page, en lieu et place du dessin de presse habituel, des extraits de messages destinés à un forum du site web de ce journal sur le thème de l’antisémitisme en Suisse. Un avertissement paraît en première page. Il s’agit de démontrer, le titre l’indique, „la force brute de l’écran“, le langage spontané et dépourvu de convention des messages qui s’y trouvent, la présence de textes „signés ou semi-anonymes, selon un code social aux contours flous“.
B. Le jour même, Mme Brigitte Sion, secrétaire générale de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), s’adresse au Conseil de la presse. Elle se dit choquée par le fait que la majorité des messages reproduits contiennent des éléments nettement antisémites et considère que le journal porte la responsabilité d’attiser la haine en publiant de tels propos. Elle relève les expressions suivantes: „le prétexte du génocide nazi“, „Wall Street est dirigée par des Juifs“, „camps de concentration israéliens“, „jouer aux sempiternelles victimes“. Mme Sion est également choquée par le fait que ces messages sont anonymes, alors que les courriers des lecteurs ne prennent en compte que les lettres dont les auteurs sont identifiés ; elle voit dans cette pratique une façon d’encourager d’autres personnes à déverser leur haine à l’abri de leur prénom ou de leurs initiales.
C. Le traitement de la plainte est confié par la présidence à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse.
D. Dans une prise de position publiée le 3 mai 2000, le médiateur de „24 heures“, M. François Gross, également saisi par la CICAD, dénonce vivement le contenu des extraits diffusés par le journal et émet de fortes réserves sur l’opportunité de l’opération, estimant que s’il s’agissait de montrer la marge de liberté d’expression que peuvent s’accorder les internautes par rapport à une presse libre qui s’impose des règles pour mieux satisfaire le droit à l’information du public, „la démonstration est, dans ce cas, réussie au-delà des espérances“.
E. Par lettre circonstanciée du 25 mai 2000, M. Jacques Poget, rédacteur en chef de „24 heures“ fait valoir que la publication des extraits incriminés a fait l’objet d’une explication en première page de l’édition du jour. Le journal a publié au total quatre séries de messages destinés aux forums de son site Internet; les autres forums portaient sur les accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne, l’expo 02 et des sujets divers (EVM, casinos, armes). L’idée était de présenter aux lecteurs (dont les 70% n’ont pas accès à l’Internet) ce que l’on peut trouver sur le réseau. Il signale toutefois que le responsable du site („webmaster“) filtre les messages et qu’il s’agit donc déjà d’un „contenu édulcoré“. Concernant la question de l’anonymat, M. Poget précise: „Il n’a jamais été question que des correspondants puissent choisir de s’exprimer anonymement dans la dernière page de „24 heures“ en optant pour le canal de l’Internet“. L’opération était limitée dans le temps et annoncée comme telle; tous les extraits avaient été sélectionnés lorsque la première série d’extraits est parue. Sur le fond, le rédacteur en chef considère qu’une censure trop rigide est dangereuse: „Si on réprime systématiquement certaines opinions, la société vit dans l’illusion et n’a pas de chance de créer des anticorps pendant qu’il est temps de résister à l’infection“. Le courrier des lecteurs a fait place à la discussion sur la publication des extraits litigieux, donnant au rédacteur en chef l’occasion de préciser sa position. De plus, l’affaire a été traitée par le médiateur de „24 heures“, M. François Gross, dont M. Poget dit ne pas partager entièrement le point de vue. En conclusion, le rédacteur en chef de „24 heures“ considère qu’il s’agit avant tout d’une question de présentation et concède qu’il aurait été opportun d’insérer, outre l’avertissement de première page, un cartouche dans la demi-page concernée, afin de prévenir toute interprétation erronée; ou encore de placer le document à l’intérieur du journal, dans une page consacrée aux questions de société.
F. La plainte a été examinée lors de sa séance du 1er septembre 2000 par la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Mmes Sylvie Arsever et Madeleine Joye, de MM. Dominique Bugnon, Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger (représentants du public).
II. Considérants
1. La plainte de la CICAD porte sur deux aspects: la publication de messages incitant à la haine raciale et le fait que ces messages sont publiés sous le couvert de l’anonymat. S’agissant du premier aspect, le Conseil de la presse se pose la question de savoir si les messages dénoncés par la plaignante (quatre messages sur sept) sont bien de nature antisémite. Il conclut par l’affirmative en raison du procédé systématique de généralisation („les juifs“), qui est l’un des ressorts de l’antisémitisme et de toute discrimination à l’égard des membres d’une communauté ou collectivité.
2. Le traitement des lettres de lecteurs a occupé l’attention du Conseil suisse de la presse à plusieurs reprises. En chaque occasion, il a été rappelé que le traitement des lettres de lecteurs relève de la responsabilité de la rédaction et que cette responsabilité signifie l’application à leur sujet des règles de la déontologie professionnelle (en particulier, prise de position 22/99 du 15 décembre 1999 sur la publication de lettres à contenu raciste, recueil 1999, p. 174ss.). Cette position constante est signalée dans la directive 5.2. („Les normes déontologiques s’appliquent également au courrier des lecteurs“) jointe à la „Déclaration des devoirs et des droits“. L’observation des normes déontologiques porte aussi bien sur le contenu que sur l’élaboration et la présentation des lettres. La question peut évidemment se poser de l’assimilation de messages issus d’un forum sur le site de „24 heures“ à des lettres de lecteurs. Le fait que ces messages ont été publiés dans la même page que le courrier des lecteurs peut être compris de deux manières: la proximité incite le lecteur à prendre connaissance des messages de manière indifférenciée; le fait que la présentation graphique soit manifestement différente peut le conduire, au contraire, à distinguer les „vraies lettres“ des messages électroniques. Le Conseil de la presse considère que le mode d’acheminement des messages risque d’apparaître au lecteur comme assez peu pertinent et que le risque subséquent d’une lecture indifférenciée s’en trouve accru.
3. Dès lors que la responsabilité de la rédaction est engagée, la publication de lettres ou messages de lecteurs de nature à encourager la haine raciale entre en opposition frontale avec le chiffre 8 de la „Déclaration des devoirs et des droits“ („Respecter la dignité humaine; le/la journaliste doit éviter toute allusion, par le texte, l’image et le son, à l’appartenance ethnique ou nationale d’une personne, à sa religion, à son sexe ou à l’orientation de ses mœurs sexuelles, ainsi qu’à toute maladie ou handicap d’ordre physique ou mental, qui aurait un caractère discriminatoire“). Certes, les extraits de messages publiés ne visent pas des personnes en particulier, mais ils affichent un contenu de caractère discriminatoire indéniable à l’égard des juifs dans leur ensemble. Or, ce que la norme cherche à prévenir, au-delà des atteintes aux personnes, c’est le
risque de « renforcer les préjugés contre des groupes minoritaires ayant besoin d’être protégés » (directive 8.2). Comme l’indique à raison la prise de position 22/99, un certain nombre de lettres de lecteurs de caractère raciste sont, de plus, de nature à contrevenir au chiffre 1 de la „Déclaration des devoirs et des droits“ („Rechercher la vérité, en raison du droit qu’a le public de la connaître“).
4. L’argument de fond opposé par le rédacteur en chef de „24 heures“ mérite discussion, à savoir la nécessité de faire état des courants racistes ou antisémites dans la population, de ne pas feindre de nier leur existence par une information „politiquement correcte“. C’est un aspect qui n’a pas échappé au Conseil suisse de la presse. Selon la prise de position précitée (22/99), les journalistes manqueraient à leur devoir d’informer s’ils ne faisaient pas état, lorsqu’ils existent, de courants racistes ou xénophobes dans la population. Cependant, ce n’est pas en publiant des lettres sous forme „brute“ (ou en aménageant des forums en direct à la radio, à la télévision ou sur l’Internet) que les médias en rendront compte d’une manière correcte, tant du point de vue du traitement des faits qu’au regard de l’éthique. Il leur appartient au contraire de se saisir eux-mêmes du sujet, de prendre à leur compte la présentation et l’analyse de ces phénomènes. A ce propos, l’avertissement publié en première page de „24 heures“ est rédigé en termes généraux et ne contient aucune référence précise au thème du forum faisant l’objet de la publication du jour („L’antisémitisme en Suisse“). En admettant que la publication des extraits litigieux aurait dû être accompagnée de plus grandes précautions (cartouche de mise en garde inséré dans le texte ou publication en page intérieure), le rédacteur en chef de „24 heures“ prend la bonne direction, mais il s’arrête en chemin. Le forum sur l’antisémitisme n’aurait pas dû être présenté sous forme de messages ou d’extraits de messages (de la lettre du rédacteur en chef, il n’est pas possible de déduire de quelle manière les messages ont été édulcorés: par leur choix même parmi d’autres messages plus radicaux ou par la sélection d’extraits, considérés comme publiables, des messages retenus). Ces messages auraient pu être cités (tout au moins leurs passages les plus significatifs), mais ils auraient dû faire l’objet d’une analyse rédactionnelle développée et d’une mise en contexte; autrement dit, ils auraient dû être inclus dans une enquête de société.
5. La question de l’anonymat des messages (signatures sous forme de prénoms ou d’initiales, voire de noms dont rien de garantit l’authenticité) doit être référée d’abord à la disposition générale du chiffre 3 de la „Déclaration des devoirs et des droits“ („Ne publier que les informations, les documents, les images et les sons dont l’origine est connue de lui/d’elle“). Sous cet aspect, les auteurs des messages litigieux devraient toutefois pouvoir être identifiés par le „webmaster“, par le truchement de leur adresse électronique, pour autant que cette adresse soit personnelle. La question de l’anonymat est plus explicitement réglée par la directive 5.2 („Les lettres de lecteurs doivent être signées par leurs auteurs. Elles ne peuvent être publiées sous forme anonyme que par exception dûment justifiée“). En l’espèce, une fois encore, il ne s’agit pas à proprement parler de lettres de lecteurs, mais de messages déposés sur le site Internet de „24 heures“ et repris dans les colonnes du journal. Cette distinction ne suffit cependant pas à justifier la publication de messages anonymes. D’autant moins que la justification requise devrait porter non seulement sur la nécessité d’une dissimulation d’identité pour protéger l’auteur d’éventuels dommages ou représailles, mais sur le recours à l’anonymat pour porter des „accusations“ , qui contreviennent au chiffre 7 de la „Déclaration“ („s’interdire les accusations anonymes ou gratuites“).
6. Dans l’attente d’une prise de position générale du Conseil suisse de la presse concernant les responsabilités journalistiques sur l’Internet, qui est en cours d’élaboration, on peut considérer que toute intervention journalistique sur le réseau – à plus forte raison sur des sites de médias traditionnels comme „24 heures“, ainsi que sur des sites spécialisés dans l’information „online“ – doit respecter les règles professionnelles et les normes déontologiques en vigueur. Le journalisme „online“ se distingue des autres formes de journalisme par le fait qu’il s’exerce sur un support différent, mais non par le fait qu’il recourt à des méthodes ou principes éthiques différents. C’est pourquoi se pose la question de savoir si la gestion même des forums ouverts sur les sites d’information doit répondre ou non aux règles admises pour le courrier des lecteurs ou s’il convient d’élaborer des règles qui correspondent plus précisément à leur spécificité.
III. Conclusions
1. „24 heures“ n’a pas respecté la „Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste“ en publiant des messages de caractère antisémite sans les assortir de précautions suffisantes, qui auraient permis de les mettre en contexte et de les accompagner d’une analyse rédactionnelle approfondie.
2. „24 heures“ n’a pas respecté la „Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste“ en publiant des messages anonymes sous une forme assimilable au courrier des lecteurs, sans que l’anonymat soit dûment justifié et alors même que ces messages étaient porteurs d’accusations contre les juifs.