I. En fait
A. Le 19 août 2001, «dimanche.ch» a publié, sous la signature d’Emmanuelle Marendaz, un article intitulé «Un juif et un musulman candidats UDC». L’article relevait que l’UDC genevoise avait déposé pour l’élection au Grand Conseil «une liste de 22 candidats mâtinée de quelques noms aux consonances juive, musulmane et orthodoxe». Il s’agissait notamment de Z. et X., «deux financiers nés sur les rives de la Méditerranée». S’agissant du second, l’article évoquait «son implication dans l’Irangate» et affirmait qu’un compte qu’il détenait avec son frère avait été «utilisé pour des transactions» dans le cadre de cette affaire. Il reproduisait le point de vue d’X., selon lequel «cette erreur a été corrigée par les autorités américaines et n’a débouché sur aucune poursuite», pour donner ensuite le commentaire du juge Lawrence E. Walsh, chargé de l’enquête sur l’Irangate aux Etats-Unis: «Personne n’a jamais été blanchi» dans cette affaire.
B. Le 16 septembre 2001, «dimanche.ch» a consacré, toujours sous la signature d’Emmanuelle Marendaz, un deuxième article à X. sous le titre «Esclave d’un candidat UDC, son cas ira devant la justice». Cet article évoquait les mésaventures de Y., employée par le candidat UDC depuis 1987 comme «secrétaire et bonne à tout faire, puisqu’elle s’occupait aussi de ses courses et de son linge». X., selon l’article, avait licencié Y. en juin 1992, au moment où celle-ci devait subir une opération de la hanche. Il l’avait réengagée quelques mois plus tard en qualité d’indépendante, c’est-à-dire sans payement des charges sociales «Bref, du travail au noir». Cette deuxième relation de travail, est présentée comme un «véritable drame». Victime de problèmes de liquidité, X. a, toujours selon l’article, cessé de payer Mme Y. dès 1996. Elle lui a alors prêté de l’argent, ce qui n’a pas empêché sa vie de basculer «dans une horreur quasi quotidienne, faite de sévices et d’humiliations»: insultes, séquestration dans les toilettes, voire coups ayant occasionné entre autres une fracture du nez et d’une phalange.
C. Le 19 novembre 2001, X. a saisi le Conseil de la presse au sujet de ces deux articles. Concernant le premier, il se plaint tout d’abord d’une violation du chiffre 3 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» – Mme Marendaz aurait faussement donné à croire aux lecteurs qu’elle avait eu une conversation avec le juge Walsh alors qu’elle se serait bornée à reproduire des passages d’un rapport de ce juge diffusé sur internet. Ensuite, X. accuse «dimanche.ch» d’avoir violé le chiffre 8 de la «Déclaration» (interdiction de discrimination) en faisant allusion à sa religion, en le donnant comme originaire «des rives de la Méditerranée» et en employant, dans ce contexte, le terme «mâtiné» qui évoque un chien bâtard.
D. S’agissant de l’article du 16 septembre 2001, X. fait valoir que Y. est depuis des années victime d’un important déséquilibre mental, qu’il l’a employée pour l’aider, et qu’elle a formé une fixation à son encontre, l’assaillant de ses assiduités tout en répandant des calomnies à son égard. Il reproche à Emmanuelle Marendaz d’avoir reproduit les accusations de Y. sans preuve, malgré ses propres mises en garde et sans lui avoir donné l’occasion de se déterminer à leur sujet. Ce faisant, allègue-t-il, Mme Marendaz a violé les chiffres 1, 3 et 7 de la «Déclaration». En substance, il accuse la journaliste d’avoir porté atteinte à sa sphère privée, de l’avoir accusé sans base suffisantes en faisant allusion à «des témoins» anonymes dont il met en question l’existence et de ne pas lui avoir donné la parole.
Sur ce dernier point, X. explique qu’Emmanuelle Marendaz l’a contacté avant d’écrire son article et qu’il a accepté de la recevoir le 12 septembre 2001 en compagnie de son avocat. La condition mise par X. à cette rencontre était que Y. y soit également présente. Emmanuelle Marendaz s’étant présentée sans Y., X. a refusé de discuter avec elle. La journaliste a toutefois été reçue par son avocat, qui l’a mise au courant d’une décision du Tribunal de première instance faisant interdiction à Mme Y., à titre préprovisionnel, de tenir des propos attentatoires à l’honneur d’X. Au terme de cet entretien, Emmanuelle Marendaz se serait engagée à faire parvenir à ce dernier une liste de questions, afin de lui permettre de se déterminer, ce qu’elle n’aurait pas fait.
E. La plainte d’X. a été transmise à la deuxième Chambre du Conseil de la Presse, composée de Sylvie Arsever, Nadia Braendle, Dominique von Burg, Daniel Cornu, président, Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali.
F. «Dimanche.ch» s’est déterminé sur la plainte d’X. en date du 16 janvier 2002. S’agissant de l’article du 19 août 2001, l’hebdomadaire fait valoir que le programme xénophobe de l’UDC justifie l’intérêt porté aux origines et à la confession de ses membres. Il affirme en outre qu’Emmanuelle Marendaz n’a rien allégué de faux s’agissant de l’implication d’X. dans l’Irangate et qu’elle a effectivement eu un contact téléphonique avec le juge Walsh, qui lui a précisé que «personne n’avait été blanchi» dans cette affaire.
G. Sur l’article du 16 septembre 2001, «dimanche.ch» explique avoir eu plusieurs sources anonymes confirmant les violences subies par Mme Y., ainsi qu’une témoin disposé à confirmer ses dires devant la justice et cité dans l’article, une pédicure domiciliée dans l’immeuble où se trouvent les bureaux d’X.. Emmanuelle Marendaz avait en outre pu consulter des certificats médicaux attestant les blessures présentées par Mme Y.. Enfin, s’il était exact qu’elle s’était engagée, suite au refus de M. X. de la recevoir, à lui envoyer des questions écrites, ce dernier devait préalablement lui faire parvenir les textes de l’ordonnance interdisant à Mme Y. de parler et d’une plainte pénale déposée contre elle. N’ayant rien vu venir, «dimanche.ch» avait décidé de publier l’article litigieux, après l’avoir repoussé une première fois pour permettre la tentative de rencontre avec M. X..
H. Un deuxième échange d’écritures a permis aux parties de préciser leurs positions. Il en ressort notamment qu’X. a finalement fait parvenir à «dimanche.ch» une partie des documents promis lors de l’entrevue du 12 septembre 2001. Ces documents ont été faxés le 15 septembre 2001, soit la veille de la parution de l’article. En outre, «dimanche.ch», se référant à la procédure judiciaire ouverte contre ce journal par X., a relevé que ce dernier reconnaissait avoir licencié Y. en août 1992 (et non en juin, comme indiqué dans l’article), soit au moment de son opération, et avoir été dans l’impossibilité de la payer entre 1996 et 2000.
I. Informé de la composition de la 2ème Chambre du Conseil de la Presse, X. a demandé les récusations de Michel Zendali et d’Ueli Leuenberger. Il a fait valoir que le premier avait refusé de faire paraître une interview de lui dans «Le Matin Dimanche», dont il est rédacteur en chef adjoint, et aurait affirmé que, «tant qu’il serait rédacteur en chef, son journal ne ferait rien qui puisse favoriser l’UDC». Quant à Ueli Leuenberger, député Vert au Grand Conseil genevois, il serait incapable d’objectivité à l’égard d’un politicien du bord opposé.
J. Le président de la 2ème Chambre du Conseil de la Presse, M. Daniel Cornu, a rejeté les deux demandes de récusation en date du 21 mars 2002. Le seul fait d’avoir refusé une interview de M. X. n’entache pas l’objectivité de Michel Zendali. Par ailleurs, ce dernier conteste avoir tenu les propos que lui prête M. X. sans appuyer cette assertion d’aucune preuve. De même, le fait pour Ueli Leuenberger de défendre des idées politiques opposées à celles du plaignant ne l’empêche
pas de juger valablement de questions de déontologie journalistique dans une affaire concernant ce dernier.
K. La 2ème Chambre du Conseil de la Presse a traité la plainte d’X. dans sa séance du 26 avril 2002.
II. Considérants
1. X. a intenté plusieurs actions judiciaires contre Emanuelle Marendaz et «dimanche. ch»: demande de mesures provisionnelles, actions civiles et pénales pour atteintes à sa personnalité. Le Conseil de la Presse peut, en vertu de l’art 15 de son règlement, se saisir de plaintes concernant des affaires où des procédures judiciaires ont été intentées. Il peut également renoncer à entrer en matière s’il existe un risque d’instrumentalisation de sa prise de position dans le cadre de la procédure et si aucune question fondamentale d’éthique professionnelle n’est posée par la plainte.
En pratique, le Conseil de la Presse tend à limiter son examen, dans les cas de plus en plus fréquents où il est saisi en parallèle avec la justice, aux questions lui permettant d’apporter des précisions d’intérêt général à l’application de l’éthique professionnelle.
2. Dans le cas concret, le plaignant soulève devant le Conseil de la Presse de nombreuses questions auxquelles ce dernier n’est pas le mieux armé pour répondre, notamment s’agissant de la vérité sur ses relations avec Mme Y.. Les procédures qu’il a ouvertes parallèlement devant la justice devraient lui permettre de faire valoir ses droits à cet égard. Le Conseil de la Presse limitera donc son examen à deux questions précises: 1) «dimanche.ch a-t-il violé le chiffre 8 de la «Déclaration» avec l’article du 19 août 2001? 2) Emmanuelle Marendaz a-t-elle violé, en rapport avec l’article du 16 septembre, le principe d’équité requérant qu’une personne se voie donner l’occasion de s’expliquer lorsqu’elle est l’objet d’accusations graves («audiatur et altera pars»)?
3. La première question est particulièrement délicate. Le fait d’insister sur l’appartenance ethnique ou religieuse d’un candidat relève de la discrimination si le journaliste dit ou laisse entendre que cette appartenance est une raison de ne pas voter pour le candidat concerné. Si, en revanche, il s’agit de mettre en évidence une contradiction entre les prises de position publiques d’un candidat et ses engagements privés, ou de relever les risques politiques liés à ces derniers, la démarche est justifiée par l’intérêt public.
De par ses prises de position xénophobes, l’UDC ouvre la porte aux questions critiques sur l’origine de ses membres. Il est ainsi légitime d’interroger un candidat qui a acquis la nationalité suisse par naturalisation sur son engagement pour une politique restrictive en la matière. L’exercice reste toutefois périlleux s’il aboutit, par exemple, à dénier à ce candidat le droit de militer dans un parti nationaliste au nom de son origine étrangère.
4. Dans le cas concret, il faut relever que l’UDC genevoise n’était pas représentée au Grand Conseil avant les élections de l’automne 2001. Elle avait défrayé la chronique notamment en raison des accointances alléguées de son secrétaire général d’alors avec les milieux révisionnistes et elle présentait pour ces élections une nouvelle équipe mal connue des électeurs. Il existait dès lors un intérêt public évident à informer le public sur les membres de cette équipe, y compris sous l’angle évoqué ci-dessus.
Dans sa forme, l’article litigieux ne satisfait guère aux exigences de retenue qu’implique un sujet aussi délicat. Il est axé avant tout sur l’appartenance religieuse d’X., une appartenance dont la pertinence est peu évidente dans le contexte esquissé ci-dessus. Le terme «mâtiné», même appliqué à la liste UDC et non à l’un des candidats qui y figurent, est malheureux. Et surtout, loin d’interroger X. sur les contradictions possibles entre son origine et son engagement au sein d’un parti xénophobe, l’article embraie sur son implication supposée dans l’Irangate d’une manière qui renvoie, en filigrane, au préjugé selon lequel un individu d’origine «méditerranéenne» est plus susceptible qu’un autre d’être impliqué dans des affaires louches.
Malgré ces travers, cet article reste toutefois dans la marge très large qui doit être réservée au débat politique, surtout au moment d’une élection. S’il jette un regard sans complaisance sur l’UDC genevoise, il n’aboutit pas à une incitation à la discrimination d’X. en raison de son origine ou de son appartenance religieuse.
5. S’agissant de l’article du 19 septembre 2001, le Conseil suisse de la Presse a décidé de se limiter à la question du respect par Emmanuelle Marendaz du principe «audiatur et altera pars». La journaliste a contacté X., afin de lui permettre de se déterminer sur les accusations de Y.. X. a exigé qu’elle se présente à lui en compagnie de cette dernière. Cette exigence est inadmissible et s’assimile à une forme de pression exercée sur Mme Y..
Un journaliste n’est pas un juge susceptible d’organiser des confrontations. Son métier consiste à recueillir le plus grand nombre possible d’informations, de les vérifier et de les soumettre, le cas échéant, à la contradiction de ceux qu’elles concernent. Même devant un juge, d’ailleurs, la victime présumée de violences a le droit de refuser la confrontation avec celui qu’elle accuse.
En refusant de rencontrer Mme Marendaz en raison du fait qu’elle s’était présentée sans Mme Y., M. X. a ainsi renoncé sans raison valable à la possibilité, qui lui avait été offerte, de donner son point de vue et il n’est donc plus fondé à se plaindre d’une violation du principe «audiatur et altera pars». L’engagement pris par Emmanuelle Marendaz de lui faxer une liste de questions ne change rien à cette situation. En effet, les courriers électroniques dont le plaignant a remis copie au Conseil de la presse démontrent que le 13 septembre 2001 Mme Marendaz annonçait l’envoi de ces questions dès qu’elle aurait reçu copie de l’ordonnance du Tribunal de 1ère instance. Cette copie a été envoyée à «dimanche.ch» le 15, la veille de la date de parution de l’article, soit vraisemblablement trop tard pour modifier ce dernier. A ce moment, «dimanche.ch», qui avait déjà renvoyé une fois la parution pour donner à M. X. l’occasion de se déterminer, était fondé à aller de l’avant.
6. Ce faisant, toutefois, l’équité commandait de donner clairement à comprendre au lecteur que les accusations portées par Mme Y. étaient contestées par l’intéressé et d’expliquer le contexte dans lequel ce dernier avait refusé de répondre aux questions d’Emmanuelle Marendaz. L’article litigieux, rédigé comme un réquisitoire, ne satisfait que très partiellement à cette exigence. La rencontre avortée avec X. est évoquée en encadré sous le titre «X. se défile», en des termes accablants pour le candidat UDC. Et le seul moyen pour le lecteur de savoir que les accusations de Mme Y. sont contestées est de le déduire du fait qu’X. a déposé une plainte en diffamation contre elle. Encore cette information est-elle glissée dans un contexte qui donne à penser d’emblée que cette plainte est abusive: le candidat UDC, explique l’article «a longtemps employé une secrétaire au noir, qu’il battait et à qui il doit des années de salaire. Aujourd’hui, il l’accuse de diffamation».
III. Conclusions
1. La plainte d’X. est partiellement acceptée.
2. Une personne accusée de violences et d’intimidation par un tiers n’est pas fondée à exiger la présence de ce tiers pour répondre au journaliste qui l’interroge sur ces accusations. Une telle exigence s’assimile à une pression sur l’accusateur, pression que le journaliste n’a pas à accepter. Confronté à une telle exigence, le journaliste doit tenter de négocier sa levée. S’il échoue, il est fondé à publier les informations qu’il détient. Le principe d’équité lui impose toutefois de rendre compte aussi honnêtement que
possible de ce qu’il sait de la position de l’intéressé. «dimanche.ch» a failli à cette dernière obligation.
3. Un parti politique qui défend des positions xénophobes ouvre la porte à des interrogations sur l’origine de ses représentants. Ces interrogations ne doivent toutefois pas déboucher sur des prises de position discriminatoires qui aboutiraient, par exemple, à dénier à une personne d’origine étrangère le droit de défendre des positions nationalistes. Dans le cas concret, «dimanche.ch» a manqué de retenue à l’égard d’X.. Mais le journal est resté dans la marge très large qui doit être laissée au débat politique, même sur ce type de questions.