I. En fait
A. Le 25 octobre 2008, «Le Matin» publie un article de Fabiano Citroni intitulé «J’ai passé 27 ans en prison». L’article d’une page et demie relate le témoignage de «Bernard Baeriswyl, 56 ans», qui «a été condamné à 22 reprises et a commis un assassinat. Libéré le 1er septembre 2008, M. Baeriswyl espère prendre sa place dans la société.» Dans le texte, on apprend entre autres les détails du meurtre qu’il a commis. L’article est accompagné d’une photo qui montre Bernard Baeriswyl dans sa «serrurerie située à Orbe à un kilomètre du pénitencier où il a séjourné ces dernières années».
B. Le 30 décembre 2008, l’association Prélude («Pole de coordination d’actions culturelles en prison») porte plainte auprès du Conseil suisse de la presse contre le «Matin». La plaignante estime que l’article incriminé a violé les chiffres 4 (interview; entretien aux fins d’enquête), 7 (respecter la vie privée) et 8 (protection des victimes) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».
Dans le cadre d’un atelier cinéma placé sous la direction de la cinéaste Denise Gilliand et soutenu par la plaignante, M. Baeriswyl a réalisé un court métrage aux Etablissements de la plaine de l’Orbe dans le courant de l’année 2007. Fabiano Citroni en a eu connaissance et a demandé à l’attachée de presse de Mme Gilliand de pouvoir réaliser un interview de M. Baeriswyl. Cette dernière aurait posé certaines conditions à M. Citroni, notamment de ne pas «faire du sensationnalisme». Selon la plaignante, le journaliste «n’a soumis aucun projet d’article à Bernard Baeriswyl avant qu’il ne soit publié. Il ne l’a pas non plus mis au courant de son droit d’exiger que les propos prévus pour la publication lui soient soumis. Bernard Baeriswyl n’a ainsi pas eu l’occasion de relire le résultat de l’interview afin d’y apporter ses éventuelles corrections.» Selon la plaignante, M. Baeriswyl était d’accord de parler du quotidien d’un ex-détenu et des difficultés de se reconstruire une vie à la sortie de prison. «En ajoutant les détails du crime commis par Bernhard Baeriswyl, Fabiano Citroni a non seulement abusé de la confiance que celui-ci lui a accordée au fil de l’entretien, mais a également détourné le sujet de l’interview.»
Quant au non respect du chiffre 7 de la «Déclaration» la plaignante fait valoir que «si Bernard Baeriswyl avait imaginé que Fabiano Citroni allait ressortir les détails macabres concernant son crime, jamais il n’aurait accepté que son nom et sa photo soient publiés. Il n’avait lui-même pas abordé de manière aussi précise les faits avec son entourage, de sorte qu’une partie de ses proches, et en particulier sa femme, ont appris pour la première fois ces sordides détails en lisant la presse.»
Finalement la plaignante estime qu’«en s’attardant de manière si insistante sur la manière dont la victime a été tuée et en ajoutant des détails insoutenables sur le sort de son cadavre», «Le Matin» ne respecte pas l’obligation de protéger les victimes (chiffre 8 de la «Déclaration»).
C. Le 18 février 2009, Ariane Dayer, rédactrice en chef du «Matin», prend position face à la plainte. Elle conteste toute violation de la «Déclaration».
«Notre journaliste a fait son travail dans le respect de la déontologie journalistique. Il a longuement rencontré Bernard Baeriswyl et a écouté son histoire avec sensibilité e empathie. Il a ensuite retranscrit les propos échangés de manière complètement fidèle à ce qui avait été dit. (…) Notre journaliste s’est ensuite contenté de finaliser son travail de journalisme après l’interview, en allant vérifier les faits et en remontant dans l’histoire pour mieux saisir l’affaire.»
De la directive 7.5 relative à la «Déclaration», on ne peut pas déduire – selon «Le Matin» – «une interdiction de faire état d’une affaire judiciaire en raison de laquelle une personne en réinsertion a fait de la prison, cela d’autant moins lorsque cette même personne accepte de discuter ouvertement du sujet et déclare avoir toujours été transparente ‹car un jour, tout se sait›».
Enfin, la rédactrice en chef du «Matin» estime «que le compte rendu figurant dans notre article n’est nullement irrespectueux envers la victime ou ses proches.»
D. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse composée de Dominique von Burg, président, et de Nadia Braendle, Anne Seydoux, Michel Bührer, Pascal Fleury et Charles Ridoré. Michel Zendali, ancien rédacteur en chef du «Matin-Dimanche», s’est récusé.
E. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 6 mars 2009 et par voie de correspondance.
II. Considérants
1. La directive 4.6 relative à la «Déclaration» (entretien aux fins d’enquête) prévoit que les journalistes informent leurs interlocuteurs sur l’objet de l’entretien mené dans le cadre d’une enquête. «Les journalistes sont autorisés à retravailler et raccourcir les déclarations de leurs interlocuteurs, pour autant que le sens de ces déclarations ne s’en trouve pas changé. Les personnes interrogées doivent connaître leur droit d’exiger que les propos prévus pour publication leur soient soumis.»
A l’issue d’un entretien prolongé et sous réserve d’un arrangement différent, les journalistes ont l’obligation de soumettre à leurs interlocuteurs pour accord toutes les déclarations destinées à être publiées et cela avant parution (prise de position 30/2002).
«Le Matin» ne fait pas valoir que M. Citroni a soumis les citations directes ou indirectes à M. Baeriswyl ni que ce dernier y aurait renoncé expressément. Dans ce sens le Conseil suisse de la presse constate une violation du chiffre 4 de la «Déclaration».
2. Selon le chiffre 7 de la «Déclaration» les journalistes doivent respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire. La directive 7.5 souligne «qu’après une éventuelle condamnation, les journalistes doivent tenir compte de la famille et des proches du condamné, ainsi que de ses chances futures de réinsertion sociale.» Par principe, les journalistes ne publient ni le nom ni tout autre élément permettant d’établir l’identité d’une personne mêlée à une affaire judiciaire, de manière à ce que cette personne ne puisse être identifiée hors de son cercle familial, social ou professionnel, informé indépendamment des médias. La mention du nom est toutefois admise «lorsque la personne rend elle-même publique son identité ou accepte expressément que cette dernière soit dévoilée».
La plaignante estime que la vie privée de M. Baeriswyl n’est pas respectée car l’article du 25 octobre 2008 est allé plus loin que l’accord conclu entre le journaliste et l’interviewé. Elle invoque surtout que «si Bernard Baeriswyl avait imaginé que Fabiano Citroni allait ressortir les détails macabres sur son crime, jamais il n’aurait accepté que son nom et sa photo soient publiés». Sur la base des documents à sa disposition, le Conseil de la presse n’est certes pas en mesure de juger du contenu exact du «contrat interview» conclu entre Fabiano Citroni et Bernard Baeriswyl. Néanmoins, même si on part de l’hypothèse que l’interviewé, en accordant un entretien de plus de deux heures, était implicitement d’accord d’être nommé dans un article rappelant tous les détails de l’assassinat, le journaliste avait l’obligation de protéger l’interviewé de lui-même. En effet, il n’était manifestement pas dans l’intérêt de Bernard Baeriswyl, en vue de sa réinsertion sociale, de paraître de telle manière dans un article du «Matin» (voir la prise de position
26/2002). Dès lors le Conseil suisse de la presse constate une violation du chiffre 7 de la «Déclaration».
3. Selon la directive 8.3 (protection des victimes) «les auteurs de comptes rendus et reportages sur des événements dramatiques ou des actes de violence devront toujours peser avec soin le droit du public à être informé et les intérêts des victimes et des personnes concernées. Le/la journaliste proscrit toute présentation de caractère sensationnel, dans laquelle la personne humaine est dégradée au rang d’objet. C’est en particulier le cas de mourants, de personnes souffrantes, de cadavres dont l’évocation par le texte ou la présentation par l’image dépasseraient, par les détails des descriptions, la durée ou la grosseur des plans, les limites de la nécessaire et légitime information du public.»
Certes, l’article du 25 octobre 2008 décrit la façon dont Bernard Baeriswyl a assassiné sa victime, ainsi que le fait qu’il a traité le cadavre. Toutefois, de l’avis du Conseil suisse de la presse cette mention n’a rien de sensationnel et on ne peut pas non plus prétendre que la victime aurait été dégradée au rang d’objet. Le chiffre 8 de la «Déclaration» n’a donc pas été violé.
III. Conclusions
1. La plainte est partiellement admise.
2. En publiant l’article «J’ai passé 27 ans en prison», paru le 25 octobre 2008, «Le Matin» a violé les chiffres 4 (entretien aux fins d’enquête) et 7 (protection de la sphère privée) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».
3. Pour le surplus, la plainte est rejetée.
4. «Le Matin» n’a pas violé le chiffre 8 de la «Déclaration» (protection des victimes).