I. En fait
A. Le 24 septembre 1999, „Le Temps“ et „Le Nouvelliste“ font état d’une conférence de presse donnée par une des parties à un conflit long et douloureux. A la suite du décès de leurs parents, trois enfants ont été confiés par les autorités au frère du père décédé. Cette décision n’a jamais été acceptée par la grand-mère côté maternel, qui souhaite en particulier que la garde du cadet lui soit confiée, et s’est exprimée au cours de la conférence de presse. L’affaire est complexe. Il y a eu notamment l’enlèvement d’un enfant pour le compte de la grand-mère et des accusations de maltraitance contre la famille d’accueil.
B. Le 10 janvier 2000, Me S. saisit le Conseil de la presse pour le compte de l’autre partie au conflit: la famille à qui les enfants ont été confiés. Il estime diffamatoires les articles du „Temps“ et du „Nouvelliste“ du 24 septembre 1999, consécutifs à la conférence de presse. Il reproche d’une part aux journalistes d’avoir donné comme des faits avérés certaines affirmations des auteurs de la conférence de presse sans les leur attribuer clairement. D’autre part de ne pas avoir vérifié, auprès de l’autre partie – donc auprès de ses clients – certaines accusations portées contre ces derniers. Par ailleurs, Me S. a déposé, le 11 novembre 1999, une plainte pénale pour diffamation à l’encontre des auteurs de la conférence de presse et des journalistes.
C. Dans sa prise de position du 10 février 2000, le rédacteur en chef du „Nouvelliste“ s’étonne que le plaignant saisisse le Conseil de la presse sans avoir demandé la moindre publication dans le journal. Il affirme par ailleurs que ses journalistes ont contrôlé les dires de l’auteur de la conférence de presse à plusieurs reprises . Il précise que lui-même, bien avant la conférence de presse, est intervenu auprès des personnes représentées par Me S. pour qu’elles prennent position, et qu’il se serait heurté alors à un „ostracisme total“. Il accuse à son tour Me S. d’user de procédés calomniateurs dans sa plainte auprès du Conseil de la presse . Il conclut en demandant au Conseil de la presse de ne pas entrer en matière, étant donné la plainte pénale en cours.
D. Le 24 février 2000, le rédacteur en chef du „Temps“ prend position à son tour. Il fait valoir que les plaignants se sont exprimés à de nombreuses reprises dans cette affaire – suivie par la presse romande depuis 1997 – que leur position est donc connue. Que dans un tel contexte, la prise de parole d’une partie à un conflit est d’usage courant. Que l’auteur de l’article a effectué le travail de recoupement et de documentation nécessaire. Enfin, s’il dit comprendre que les plaignants puissent contester certains reproches qui leur sont faits, il trouve très surprenant qu’ils n’aient pas demandé de pouvoir s’exprimer dans le journal.
E. En réaction aux prises de position des rédacteurs en chef, l’avocat des plaignants réaffirme que ces derniers n’ont pas été contactés par les journalistes. Il conteste en particulier les affirmations du rédacteur en chef du „Nouvelliste“. Ses clients, dit-il, n’ont jamais été contactés par les journalistes du „Nouvelliste“.
F. L’examen de la plainte est confiée à la 2e Chambre du Conseil suisse de la presse. Cette dernière est composée de Mmes Sylvie Arsever et Madeleine Joye, et de MM Dominique Bugnon, Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber et Ueli Leuenberger (représentants du public). Mme Arsever, journaliste au „Temps“, s’est récusée. Après un premier examen dans sa séance du 31 mars 2000, la 2e Chambre décide de demander des éclaircissements aux journaux concernés. Ces éclaircissements concernent leurs contacts avec les plaignants, ainsi que les parutions antérieures sur cette affaire.
G. Le rédacteur en chef du „Temps“, dans sa réponse du 27 avril 2000, précise que l’auteur de l’article a travaillé sur la base du dossier judiciaire et d’articles d’archives de la presse régionale. Il précise que le „Temps“ ne paraissait pas encore au moment du dernier rebondissement de l’affaire et qu’il n’y avait donc pas eu de publication antérieure dans ce journal.
H. De son côté, par lettre du 22 mai 2000, le rédacteur en chef du „Nouvelliste“ précise que le journal n’avait pris l’avis que du service mis en cause lors de la conférence de presse, les autres faits étant déjà largement connus. Il réaffirme n’avoir jamais refusé l’avis des plaignants. Et il conclut en estimant parfaitement déplacée l’intervention du Conseil suisse de la presse, eu égard à la procédure pénale engagée. En revanche, il ne donne aucune précision sur les parutions antérieures relatives à l’affaire.
I. La 2e Chambre du Conseil suisse de la presse a achevé l’examen de la plainte dans sa séance du 16 juin 2000.
II. Considérants
1. Le Conseil suisse de la presse peut entrer en matière sur des plaintes nonobstant qu’une procédure judiciaire ait été entamée en rapport avec la plainte (art. 15, alinéa 2 du règlement de procédure). Mais il peut aussi y renoncer, „s’il arrive à la conclusion a) qu’un danger manifeste existe que la procédure juridique en cours soit influencée par la procédure auprès du Conseil suisse de la presse et qu’il prédomine nettement sur l’intérêt que peut avoir le plaignant à une prise de position du Conseil suisse de la presse et b) qu’aucune question fondamentale d’éthique professionnelle ne se pose en relation avec la plainte.“ (art. 15, alinéa 3).
Par ailleurs (art. 15, alinéa 4) „le Conseil suisse de la presse n’entre pas en matière lorsque le plaignant veut exploiter le Conseil suisse de la presse pour obtenir des éléments de preuve qui ne pourraient être obtenus par une autre voie (…)“
2. L’alinéa 4 de l’article 15 s’applique-t-il en l’occurrence ? On ne peut l’affirmer, même si l’on peut être troublé par le fait que le plaignant n’ait pas cherché d’abord à réfuter les articles incriminés dans les colonnes des journaux, avant de saisir le Conseil suisse de la presse. Encore que ce ne soit pas une condition nécessaire au dépôt d’une plainte auprès du Conseil de la presse.
3. L’alinéa 3 alors s’applique-t-il ? La réponse doit être double, puisqu’il doit y avoir cumul de deux conditions: un danger d’influencer la procédure juridique en cours, d’une part, et le fait qu’aucune question fondamentale d’éthique professionnelle ne se pose, d’autre part.
4. Le risque que la procédure pénale soit influencée par une prise de position du Conseil suisse de la presse paraît évident. Si ce Conseil, après examen, devait constater une violation de la Déclaration des Devoirs et des Droits, notamment aux dispositions concernant la véracité de l’information (chiffre 1), le traitement complet de l’information (chiffre 3) ou le respect de la personne (chiffre 7), une telle constatation pourrait devenir un élément de preuve . Et à cet égard le Conseil suisse de la presse serait malvenu de prendre position dans une affaire d’une extrême délicatesse, alors qu’il n’a pas la possibilité (et que ce n’est pas son rôle) de mener l’enquête minutieuse requise par la complexité des faits et la profondeur des contradictions manifestées par les parties.
5. Reste la question de savoir si un aspect fondamental d’éthique professionnelle est touché. L’attribution peu claire de certains éléments de l’information diffusée, dénoncée par Me S., pourrait être discutée du point de vue de la qualité journalistique, mais pas nécessairement de l’éthique professionnelle. De fait, les comptes rendus de conférences de pr
esse mêlent ordinairement le discours indirect et les citations, sans pour autant laisser le lecteur dans l’incertitude quant à la source des informations et opinions ainsi énoncées. Pour ce qui est de l’accusation de non vérification des faits, elle revêtirait une plus grande gravité, si elle était avérée – ce qui ne peut être établi au vu des déclarations complètement contradictoires des parties, situation qui s’explique sans doute du fait de la plainte pénale pendante.
6. Du point de vue de la continuité du travail du Conseil suisse de la presse, reste toutefois la problématique des comptes rendus de conférence de presse ne reflétant qu’un avis dans une affaire litigieuse. Jusqu’à présent, le Conseil suisse de la presse s’en est tenu à un principe général d’équité qui a pour effet, dans des affaires litigieuses, de faire entendre toutes les parties (audiatur et altera pars). Cette condition est impérative lors d’une enquête journalistique (voir par exemple la prise de position T. c. La Regione du 25 janvier / 10 mars 1999, recueil 1999, p. 44ss.). La question ici est de savoir dans quelle mesure un média peut rendre compte d’un avis partiel ou partial exprimé au cours d’une conférence de presse, sans donner à chaque fois les arguments de la partie adverse.
7. La défense de la liberté d’information (chiffre 2 de la Déclaration) implique, entre autres, la prise en compte de la multiplicité des points de vue. Cette multiplicité des points de vue est notamment assurée par la possibilité, ouverte à chacun, d’informer les médias (par voie de conférence de presse, de communiqué, etc). Et par la liberté de ces derniers de faire état d’informations ainsi diffusées, même si elles sont partielles ou partiales. Si les médias devaient systématiquement donner l’ensemble des avis à propos de déclarations faites en conférence de presse, ces comptes rendus deviendraient tout simplement impraticables, et la liberté d’informer s’en trouverait gravement compromise.
8. Toutefois, lorsque de graves accusations sont proférées contre des tiers, absents de la conférence de presse et ne pouvant donc répondre à ces accusations, le principe d’équité exige du journal qu’il fasse entendre la voix de la personne mise en cause. A défaut de pouvoir obtenir sa prise de position, il lui incombe de signaler au public les points controversés.
En l’espèce, les deux quotidiens concernés pouvaient le faire sans difficulté, dès lors qu’ils se prévalent de leur bonne connaissance du dossier.
9. L’obligation de faire entendre les divers points de vue ou de signaler les aspects controversés n’est cependant pas systématiquement requise dans une affaire d’une grande actualité, évoquée régulièrement dans un court laps de temps. Dans de telles circonstances, on peut en effet raisonnablement présumer que l’affaire est bien connue du public, et qu’il est en mesure de situer l’information nouvelle. En l’occurrence, ce n’est pas le cas. „Le Temps“ le dit lui-même, il n’a pas évoqué l’affaire dans les 18 mois au moins précédant l’article incriminé. Quant au „Nouvelliste“, il n’a pas fourni au Conseil de la presse les éléments qui auraient pu apporter la conviction du contraire. Les lecteurs des deux quotidiens auraient donc dû être clairement informés que certains faits avancés en conférence de presse étaient contestés par l’autre partie.
III. Conclusions
1. Le Conseil suisse de la presse accepte une entrée en matière partielle, sur la seule question du traitement de conférences de presse dans des situations conflictuelles. Pour le reste, une prise de position du Conseil suisse de la presse présenterait le risque évident d’influencer la procédure pénale en cours de manière disproportionnée.
2. Le droit de rendre compte d’une conférence de presse dans le cadre d’un conflit en cours, même partiale et partielle, est une des conditions de la liberté d’informer. La provenance des informations doit être clairement indiquée. De plus, l’existence de points de vue contradictoires, si le public n’en a pas forcément connaissance, devrait pour le moins être signalée.