Nr. 48/2007
Compte rendu révélant une identité

(Fédération suisse des sourds c. «Le Matin») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 31 août 2007

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I. En Fait

A. Le 15 mai 2007, «Le Matin» a rendu compte d’un procès tenu devant le Tribunal correctionnel de Vevey sous le titre «Ado sourde-muette lâchement abusée». La victime y était désignée comme Mathilde (prénom fictif), «une sourde-muette camerounaise âgée aujourd’hui de 18 ans» et ses agresseurs comme «son beau-père, un Vaudois de 62 ans» et «un Sierra-Léonais de 30 ans». Le premier était accusé d’attouchements sur la personne de Mathilde «quand elle n’avait que 13 ans» et le second de deux viols commis en 2004. L’article précisait encore que le beau-père de Mathilde était «un plâtrier peintre de la Riviera» et désignait le second accusé comme «l’ancien employé d’un prestigieux hôtel montreusien».

B. Le 7 juin 2007, la Fédération suisse des sourds a saisi le Conseil de la presse d’une plainte contre cet article. L’article, pour la plaignante, ne vise que «la recherche du sensationnel». Une place «disproportionnée» lui a été donnée uniquement parce que la victime était africaine et sourde-muette. Mathilde était aisément reconnaissable dans la communauté des sourds de Suisse romande, un milieu où «tout le monde se connaît» et où la jeune femme «essaie actuellement de se reconstruire». Cet article, estime la plaignante, viole les chiffres 7 (respect de la vie privée) et 8 (respect de la dignité humaine) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» et contrevient aux recommandations émises dans les Directives 7.2 (précautions à prendre auprès des personnes en situation de détresse), 7.4 (protection des enfants dans les comptes rendus portant sur des crimes violents), 7.6 (anonymisation des protagonistes d’affaires judiciaires) et 7.8 (protection des victimes dans les affaires de mœurs) relatives à la «Déclaration».

C. Le 26 juillet 2007, Peter Rothenbühler, rédacteur en chef du «Matin», a pris position sur la plainte de la Fédération des sourds. Il fait valoir que Mathilde a été dûment anonymisée par «Le Matin» et que le compte rendu n’a fourni que «les éléments nécessaires à la bonne compréhension du contexte dans lequel se sont déroulés les sordides faits». Dans ces conditions, les directives 7.2 et 7.8 ont été respectées. Les directives 7.6 et 7.4 ne s’appliquent pas en l’espèce car la première protège les suspects et la seconde les mineurs, ce que Mathilde n’était plus au moment du procès.

E. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, qui est composée de Sylvie Arsever (présidente), Nadia Braendle, Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber et Charles Ridoré. Michel Zendali, ancien rédacteur en chef du «Matin dimanche», s’est récusé.

F. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 31 août 2007.

II. Considérants

1. Le compte rendu judiciaire litigieux répondait, dans son principe, à un intérêt public évident. La façon dont la justice traite les différentes formes de délinquance est une information utile dans le cadre du débat démocratique. L’importance relative qui lui a été conférée ressort à la marge d’appréciation du «Matin». En outre, le fait que la victime d’un viol présente un handicap qui la met hors d’état d’appeler au secours augmente tant la gravité du cas que, partant, l’intérêt à en rendre compte.

2. La plaignante ne remet pas formellement en cause les points ci-dessus. Elle fait surtout grief au «Matin» d’avoir permis l’identification de la victime au sein de la communauté des sourds de Suisse romande. Même l’anonymisation la plus scrupuleuse ne peut jamais empêcher entièrement le protagoniste d’une affaire judiciaire d’être identifié dans un cercle restreint de proches. La question que doit se poser le Conseil de la presse n’est donc pas de savoir si toute identification de Mathilde était impossible mais si «Le Matin» a fourni inutilement des informations permettant son identification dans un cercle plus large.

3. L’article litigieux ne donne ni le nom, ni l’activité actuelle, ni le domicile de Mathilde. Il mentionne en revanche son âge et son handicap, informations qui sont à l’évidence nécessaires à la compréhension de l’affaire. Il précise aussi, indirectement, la région où les faits se sont déroulés (Tribunal correctionnel de Vevey), indication renforcée par la désignation du beau-père comme un «plâtrier peintre de la Riviera» et de l’autre accusé comme l’ancien employé d’un hôtel montreusien. Aucune de ces informations, toutefois, n’est de nature à favoriser l’identification de Mathilde par un lecteur moyen.

4. La mention de la nationalité de Mathilde est plus discutable. Elle ne présente en l’espèce aucun caractère discriminatoire. Les autres protagonistes du procès sont d’ailleurs également identifiés par leur âge et leur nationalité. Mais, combiné à un handicap relativement rare et aux autres détails donnés par l’article, cette information est de nature à faciliter l’identification de la jeune femme par une personne, même extérieure à son cercle de proche, qui entrerait en contact avec elle. Eu égard à sa faible pertinence et à la protection particulière dont doivent jouir les victimes d’affaires de mœurs (directive 7.8) «Le Matin» aurait dû s’abstenir de la fournir à ses lecteurs.

5. Les directives 7.2 et 7.4 ne sont d’aucune utilité pour l’analyse de ce cas. La première concerne les reportages en prise directe avec une situation de victimisation et non le cas d’un compte rendu judiciaire. Quant à la seconde elle vise à protéger les mineurs de l’effet néfaste d’un compte rendu les concernant et ne s’applique donc qu’aux personnes mineures au moment de la diffusion de l’article, ce qui n’était pas le cas de Mathilde.

III. Conclusions

1. La plainte est admise.

2. «Le Matin» a violé le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (respecter la vie privée). Les victimes d’affaires de mœurs doivent être protégées avec soin contre tout risque d’identification. Toute information non nécessaire à la compréhension du cas doit être retenue si elle est de nature, en combinaison avec d’autres, à rendre la victime reconnaissable. La mention de la nationalité, licite dans son principe, aurait dû être évitée dans le cas d’une victime porteuse d’un handicap relativement rare.