Nr. 54/2021
Recherche de la vérité / Accusations anonymes et gratuites

(X. c. «Le Temps»)

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I. En fait

A. Le 9 mai 2020, «Le Temps» publie sous la plume de Laure Lugon et Sylvia Ravello un article intitulé «Les complotistes s’enflamment». L’article est accroché à la Une par le titre principal suivant: «Une épidémie de complotisme gagne Genève». L’article, très critique vis-à-vis des «complotistes» qui soit mettent en doute l’existence même de la pandémie ou qui en tout cas jettent une lourde suspicion sur l’action des autorités, met en cause plusieurs personnalités genevoises. Parmi elles, Chloé F., dont «l’agitation militante ne connaît pas de limites». «Elle est présentée, poursuit l’article, comme la ‹voix de la résistance suisse› par Pro Fide Catholica, un site catholique intégriste, ouvertement antisémite …». L’article mentionne en outre son engagement en faveur des «gilets jaunes», contre l’accord commercial international TISA, ainsi que sa candidature au Grand Conseil en 2018 sur la liste Egalité et Equité. Et, poursuivent les journalistes, «elle s’est aussi illustrée (…) dans une vidéo tournée avec Dieudonné sur la création monétaire, qui lui a valu de recevoir un prix, remis par l’humoriste lui-même, au ‹Bal des Quenelles 2019›». Cette distinction aurait déplu à son employeur, le Département de l’Instruction publique, qui «sur dénonciation de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (Cicad) a ouvert une procédure administrative à son encontre».

B. a) Le 14 juin 2020, puis le 29 juillet 2020 sous forme raccourcie, X. saisit le Conseil suisse de la presse. Elle se dit «directement visée, diffamée et calomniée» dans l’article du 9 mai. Elle relève la violation de pas moins de sept dispositions de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration»), dans neuf passages de l’article incriminé.

b) En application de l’article 17 al. 2 de son règlement, le Conseil de la presse décide de limiter sa prise de position aux aspects essentiels de la plainte, soit trois passages de l’article où sont touchés principalement les chiffres 1 (recherche de la vérité) et 7 (protection de la personnalité) de la «Déclaration». Le Conseil de la presse estime en effet que les autres passages incriminés par la plaignante concernent des jugements généraux qui relèvent de la liberté rédactionnelle.

c) Dans un premier passage de l’article, la plaignante estime qu’elle est accusée à tort de faire de «l’agitation militante». Elle fait valoir que ce n’est pas de l’agitation que d’envoyer des courriers aux communes genevoise pour qu’elles se déclarent «zone hors TISA» (14 communes ayant suivi ses injonctions). Même remarque concernant sa participation à l’organisation de manifestations pour défendre la fonction publique, ou encore la remise d’un dossier sur les violences policières en France au Haut-Commissariat des droits de l’homme, on enfin la fondation d’une liste citoyenne pour l’élection au Grand Conseil. Pour la plaignante, elle ne s’agite pas, mais elle agit. Le terme «agitation militante» serait donc erroné et diffamatoire, d’où la violation du chiffre 1 (recherche de la vérité) et 7 (accusations anonymes et gratuites) de la «Déclaration».

Le deuxième passage contesté est celui où la plaignante est présentée comme «voix de la résistance par Pro Fide Catholica, un site catholique intégriste, ouvertement antisémite». Or, affirme la plaignante, elle n’est ni catholique intégriste (mais athée), ni antisémite. Elle reproche en outre au journal de ne pas donner ses sources pour affirmer que ce site le serait. Là encore, les chiffres 1 et 7 de la «Déclaration» seraient violés.

Le troisième passage pris en considération par le Conseil de la presse est le suivant: «Une distinction (réd. le prix remis par Dieudonné) qui n’a pas plu à son employeur, le Département de l’Instruction publique (DIP)». Ce qui n’a pas plu à l’employeur, précise la plaignante, «est que je m’adresse à des conseillers d’Etat (que je connais personnellement) sur Facebook, que j’ai eu 3 ou 4 arrivées tardives de 2–3 minutes il y a 4 ans (…) que la Cicad envoie à la Conseillère d’Etat un courrier me concernant.» Donc violation alléguée du devoir de rechercher la vérité (chiffre 1 de la «Déclaration»).

C. Le 22 septembre 2020, Gaël Hurlimann, co-rédacteur en chef, prend position pour «Le Temps». A propos du terme «agitation militante» auquel recourt l’article, il fait remarquer qu’à part les actions que la plaignante a elle-même mentionnée, elle a, d’avril à août 2020, publié en moyenne 106 tweets par mois, «tous consacrés au port du masque, à l’OMS, aux erreurs à propos du Covid, à Bill Gates ou aux manifestations». Durant les cinq derniers mois, ajoute Hurlimann, la plaignante a nourri son compte Youtube de 37 vidéos, soit plus de 7 par semaine, sur les mêmes thèmes, plus les dangers des vaccins. Le terme «agitation militante» serait donc pleinement justifié.

Pour ce qui est du deuxième passage incriminé, «Le Temps» précise: «Si nous n’affirmons pas dans l’article l’appartenance de la plaignante au mouvement catholique intégriste dont fait partie Pro Fide Catholica, nous maintenons qu’il y a une proximité intellectuelle notamment sur les thèmes du virus, des vaccins, de la 5G ou de l’implication de Bill Gates et Microsoft dans un complot mondial, etc.» Quant au caractère intégriste et antisémite de Pro Fide Catholica, «Le Temps» renvoie à la manière dont le site lui-même définit ses objectifs: «(…) nous appelons à la plus grande des méfiances à l’égard d’une hiérarchie lâche et certainement maçonnisée et sionisée impliquée dans un rapprochement avec les pédosatanistes et criminels de Vatican II.» Là encore, «Le Temps» rejette donc les accusations de la plaignante.

En défense du troisième passage incriminé, le co-rédacteur en chef du «Temps» cite l’argumentation même de la plaignante, quand elle affirme: «Ce qui n’a pas plu à mon employeur, c’est (…) que la Cicad envoie à la Conseillère d’Etat Madame Anne Emery Torracinta un courrier me concernant (disant que je m’affiche ouvertement avec Dieudonné, que j’ai dit dans une interview qui a été présente moins d’1 mois sur internet qu’il fallait ‹arrêter cet acharnement contre cet homme›)». Cette proximité avec Dieudonné (la plaignante ne conteste pas la remise du prix) constituerait, selon les informations recueillies par le journal, l’élément principal ayant déplu au DIP. Les autres points cités par la plaignante n’étaient «que secondaires». Là encore «Le Temps» rejette donc la plainte.

D. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Casper Selg et Max Trossmann (vice-présidents), puis de Susan Boos (présidente), Annik Dubied (vice-présidente) et Max Trossmann (vice-président), a traité la présente prise de position le 26 juillet 2021 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Dans leur article, les journalistes du «Temps» ont-elles violé le devoir de rechercher la vérité? Aux yeux du Conseil de la presse, rien ne soutient cette accusation. Tous les faits mentionnés sont avérés. Et au vu des éléments relevés dans la prise de position du «Temps», le terme «agitation militante» concernant l’engagement de la plaignante n’est pas exagéré. D’ailleurs, contrairement à ce que semble soutenir la plaignante, ce terme se justifie même si certaines de ses actions ont été couronnées de succès. Pour ce qui est de l’engagement antisémite du site de Pro Fide Catholica, les objectifs définis par le site lui-même le confirment largement. Et à propos du troisième passage incriminé, l’interprétation du «Temps», selon laquelle le prix octroyé par Dieudonné aurait été l’élément déclencheur de la procédure administrative à l’encontre de la plaignante, est indiscutablement la plus plausible. On voit mal en effet que les seuls éléments mentionnés par la plaignante auraient pu suffire. «Le Temps» n’a donc pas violé le chiffre 1 de la «Déclaration».

2. Qu’en est-il du chiffre 7 de la «Déclaration»? Le Conseil de la presse fait d’abord remarquer que la «diffamation» et la «calomnie», mentionnés d’emblée par la plaignante, sont des notions juridiques qui ne figurent pas dans la «Déclaration».

La question est de savoir si «Le Temps» a lancé des accusations anonymes et gratuites à l’encontre de la plaignante, et si le journal a plus largement empiété sur sa vie privée. D’accusation anonyme et gratuite, le Conseil de la presse n’en voit pas. D’abord, le terme d’«agitation militante» n’a rien d’injurieux. Ensuite, l’article n’accuse pas directement la plaignante d’antisémitisme, mais il relève des proximités que d’ailleurs la plaignante ne conteste pas. Enfin, l’article ne thématise que des actions publiques de la plaignante et certaines de leurs conséquences, il n’empiète donc nullement sur sa vie privée. Le chiffre 7 de la «Déclaration» n’a pas été violé non plus.

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. En publiant l’article intitulé «Les complotistes s’enflamment», «Le Temps» n’a violé ni le chiffre 1 (recherche de la vérité) ni le chiffre 7 (accusations anonymes et gratuites) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».