Nr. 22/2010
Respect de la vie privée

(Ordre des avocats vaudois c. «24 Heures»/«Le Matin»)

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I. En fait

A. A. En date du 13 janvier 2010, le quotidien «24 Heures» publie un article concernant l’affaire du meurtre de Catherine Ségalat, municipale de Vaux-sur-Morges. Le journaliste Jean-Marc Corset y révèle, comme le titre de «une» l’indique, que «le meurtrier présumé est un chercheur de renom». Il s’agit du «célèbre généticien français» Laurent Ségalat, beau-fils de la défunte. L’information de «une» est assortie d’une grande photo du suspect et d’un portrait de la victime. L’article intérieur, intitulé «Le mystère du généticien attiré par une vie de libraire à Lausanne», nomme à plusieurs reprises Laurent Ségalat et est illustré par sa photo non voilée. Il donne également des précisions sur sa carrière professionnelle et son lieu de travail.

B. Ce même 13 janvier 2010, le quotidien «Le Matin» évoque la même affaire criminelle sous la plume de Dominique Botti, en titrant: «Le suspect est un célèbre généticien». «Le Matin», ne donne pas le nom du suspect, mais seulement ses initiales «L.S.». Il publie sa photo, mais en cachant ses yeux d’un bandeau noir. Il donne aussi des détails sur la profession, le titre de son dernier ouvrage, et le lieu de travail du prévenu.

C. Le 15 janvier 2010, l’Ordre des avocats vaudois (OAV) porte plainte contre les deux titres d’Edipresse. Invoquant le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» sur le respect de la vie privée, le plaignant estime que «24 Heures» et «Le Matin» en ont violé les Directives 7.5 (présomption d’Innocence) et 7.6 (compte-rendu identifiant).

Selon l’OAV, la publication du portrait et de l’identité d’une personne suspectée de meurtre, «en l’absence de tout motif justificatif», est une atteinte inacceptable au principe fondamental de la présomption d’innocence. En effet, les deux titres ont «précisément publiés les éléments permettant d’établir l’identité d’une personne mêlée à une affaire judiciaire en cours, de telle manière que cette personne puisse aujourd’hui être identifiée par tout un chacun».

L’Ordre des avocats vaudois estime qu’aucune des exceptions à la règle de l’anonymat n’est réalisée en l’espèce. Pour l’OAV, la publication de l’identité et de l’image du suspect ont été motivés par la seule volonté de «faire vendre» les deux titres.

D. Le 25 février 2010, «24 Heures» et «Le Matin» prennent conjointement position, dans un courrier signé respectivement par le rédacteur en chef Thierry Meyer et la rédactrice en chef Ariane Dayer. Les deux quotidiens réfutent avoir violé le chiffre 7 de la «Déclaration» et les Directives 7.5 et 7.6 y relatives.

Pour eux, le suspect Laurent Ségalat est une personnalité publique, connue à la fois dans le monde scientifique et dans la communauté intellectuelle de Lyon, qui a publié de nombreux ouvrages et apparaît régulièrement dans les médias. De plus, son nom a été largement diffusé dans les médias français au lendemain du drame. Les deux rédacteurs en chef contestent enfin strictement que la publication du nom et de la photo de Laurent Ségalat se soit faite dans le cadre d’une démarche mercantile. Pour eux, les éléments publiés ne l’ont été que par souci de transparence pour les lecteurs.

E. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré, Anne Seydoux et Michel Zendali.

F. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 27 avril 2010 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. a) L’OAV estime que les quotidiens «24 Heures» et «Le Matin» ont violé le chiffre 7 de la «Déclaration» qui stipule que «les journalistes doivent respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire». Les griefs du plaignant concernent d’abord la Directive 7.5 relative à la présomption d’innocence dont doit jouir le justiciable. Selon l’OAV, les deux titres ont atteint à ce principe fondamental, garanti par la Convention européenne des droits de l’homme.

b) La Directive 7.5 affirme que «les comptes rendus et reportages sur les affaires judiciaires veilleront à prendre en considération la présomption d’innocence dont jouit le justiciable». Conformément à la pratique du Conseil (voir les prises de position 60/2009, 32/2008, 31/2007), la présomption d’innocence est respectée lorsqu’il ressort d’un compte rendu que la procédure judiciaire est encore en cours (ou n’a même pas commencé) et qu’une éventuelle condamnation n’a pas encore été prononcée ou qu’elle n’est pas encore entrée en force.

Le Conseil suisse de la presse constate que tant «24 Heures» que «Le Matin» ont utilisé une terminologie claire pour éviter d’induire les lecteurs en erreur. Ainsi, pour qualifier le prévenu, «24 Heures» a utilisé à plusieurs reprises les expressions de «meurtrier présumé», «homme inculpé» et de «prévenu». Pour sa part, «Le Matin» a employé les terme de «suspect», d’«inculpé de meurtre» et de «meurtrier présumé». Pour le Conseil, ces précisions sans ambiguïté suffisent à les libérer de l’accusation de violation de la Directive 7.5.

2. a) Le plaignant reproche d’autre part aux quotidiens «24 Heures» et «Le Matin» d’avoir violé la Directive 7.6 concernant la protection de l’identité du suspect. «24 Heures» a divulgué l’identité – notamment le nom et l’image – du suspect Laurent Ségalat, mais aussi d’autres éléments permettant de cerner son identité, en particulier sa profession, son lieu de travail et le titre de son dernier ouvrage.

Selon l’OAV, «Le Matin» a enfreint les mêmes règles de déontologie que «24 Heures». Le fait que «Le Matin» ait maquillé le portrait de M. Ségalat avec une bande noire, et qu’il ait remplacé son nom par les initiales «L.S», ne suffit pas pour garantir son anonymat, estime-t-il. «Il est identifiable pour les personnes qui le connaissent», souligne l’OAV. Le plaignant affirme également que les informations précises communiquées sur la profession de M. Ségalat («responsable de recherche au Centre de génétique moléculaire et cellulaire de Lyon») et la citation du titre de son dernier ouvrage («La science à bout de souffle?») permettent son identification, au même titre que si son nom complet était publié. L’OAV estime encore qu’en l’espèce, aucune des exceptions admises dans la Directive 7.6 ne sont réalisées.

b) Dans leur prise de position commune, «24 Heures» et «Le Matin» réfutent avoir violé la Directive 7.6. Les deux titres affirment que le suspect Laurent Ségalat est une personnalité publique, directeur de recherches au CNRS de Villeurbanne, savant de haut vol, connu à la fois dans le monde scientifique et dans la communauté intellectuelle de Lyon. Il est l’un des patrons du Centre de génétique de l’Université de Lyon-I, a publié de nombreux ouvrages et des thèses parfois polémiques, a participé à des émissions TV et donné de nombreuses interviews. Dès le lendemain du drame, soulignent encore les deux journaux incriminés, son nom et des détails sur sa carrière professionnelle ont été publiés dans plusieurs médias français. Si «24 Heures» et «Le Matin» ont nommé Laurent Ségalat ou donné des détails sur sa profession et son lieu de travail, c’est par souci de «transparence pour les lecteurs», soulignent-ils. Pour eux, une formulation limitée aux initiales, du genre: «L.S., fils de Roger-Jean Ségalat et beau-fils de Catherine Ségalat», n’aurait en rien protégé sa vie privée. Pareille formulation, selon eux, «hypocrite à souhait, aiguisant la curiosité, aurait permis à encore plus de personnes, par un simple clic sur l’internet, de découvrir son identité complète, sa carrière et son lieu de travail».

c) Le Conseil suisse de la presse rappelle qu’en vertu du chiffre 7 de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste sur le respect de la vie et de la Directive 7.6 y relative, les journalistes sont en principe appelés à ne pas publier d’éléments permettant d’établir l’identité d’une personne mêlée à une affaire judiciaire. Selon la même directive, les journalistes peuvent publier le nom lorsque une personne exerce une fonction publique importante et qu’elle est poursuivie pour avoir commis des actes incompatibles avec cette activité.

Dans le cas présent, cette condition n’est pas remplie car la notoriété professionnelle de Laurent Ségalat n’est pas en rapport avec les actes qui lui sont reprochés. Le Conseil de la presse constate toutefois qu’il était presque impossible d’empêcher complètement l’identification du suspect Laurent Ségalat. En effet, le nom de la victime (la municipale Catherine Ségalat) était déjà connu. Et en précisant de manière légitime le lien familial entre cette dernière et le prévenu (son beau-fils), ce dernier était de toute façon reconnaissable dans une certaine mesure hors de son cercle familial et social.

Peut-on en déduire que les deux journaux étaient libres de publier tous les éléments touchant la sphère privée du prévenu dont ils avaient connaissance? Le Conseil de la presse n’est pas de cet avis. Chaque élément supplémentaire publié élargit encore le cercle des lecteurs pour qui le suspect était identifiable. Même si une identification était inévitable pour une partie du lectorat cela ne dispensait pas les deux journaux de peser soigneusement, pour chaque élément d’information supplémentaire, entre l’intérêt du public à être informé et la protection de la sphère privée du suspect.

Dans ce sens, les deux journaux n’ont pas respecté le principe de la proportionnalité. En particulier les informations relevant de l’activité professionnelle et scientifique n’avaient aucune relation avec le crime et n’étaient pas nécessaire à la compréhension du récit. Dans cette mesure, «24 Heures» et «Le Matin» ont violé le chiffre 7 de la «Déclaration».

Cela vaut en particulier pour la «une» de «24 Heures» du 13 janvier 2010. Avec la combinaison du titre «Le meurtrier présumé est un chercheur de renom» et la grande photo non voilée de Laurent Ségalat, le journal l’a mis au pilori de manière nettement disproportionné.

III. Conclusions

1. La plainte est partiellement admise.

2. En publiant les articles «Le meurtrier présumé est un chercheur de renom», «Le mystère du généticien attiré par une vie de libraire à Lausanne («24 Heures») et «Le suspect est un célèbre généticien» («Le Matin»), les deux quotidiens ont publié de manière disproportionnée des informations relevant de la vie privée de l’auteur présumé du crime et ont ainsi violé le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».

3. Pour le reste, la plainte est rejetée.

4. Sous l’angle de la présomption d’innocence «24 Heures» et «Le Matin» n’ont pas violé le chiffre 7 de la «Déclaration».