I. En fait
A. En date du 16 avril 2009, «La Liberté» publie un article intitulé «Le patriarche aimait trop la ‹pipi-thérapie›». Le journaliste, Marc-Rolland Zoellig, y relate une séance du tribunal de la Sarine qui juge un homme accusé «d’avoir abusé, au milieu des années 90, de deux de ses petits neveux dans des circonstances particulièrement sordides». Le rédacteur rapporte le comportement de celui qu’il définit comme «un patriarche de 80 ans, pilier de la bonne société fribourgeoise».
B. Le 16 octobre 2009, A. et B. X. déposent plainte auprès du Conseil suisse de la presse. Les plaignants adressent trois reproches au rédacteur de «La Liberté». D’abord, l’ironie qu’ils ont décelée dans l’article. Selon eux, le «ton utilisé pour retranscrire les faits dénote un cynisme particulier, qui ne peut être toléré au vu de la gravité des faits». Ensuite, les détails donnés sur les abus sexuels, en l’occurrence le fait que l’octogénaire, à genoux devant eux, buvait l’urine de ses jeunes neveux. Le journaliste, écrivent les deux plaignants, doit veiller «à ne pas violer le droit au respect de la vie privée des victimes». Enfin, en donnant certains détails (80 ans, pilier de la bonne société fribourgeoise, dont la femme est décédée), le rédacteur aurait permis l’identification de l’abuseur, et par là, celle de ses victimes. Les chiffres 7 (respect de la vie privée) et 8 (protection des victimes) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» auraient été violés.
C. Le 28 octobre 2009, la rédaction en chef de «La Liberté» donne sa vision des faits. Elle rejette l’accusation d’ironie et souligne que le rédacteur s’est efforcé de garder sa distance et d’utiliser «des mots détournés pour parler des délits» («abreuver» au lieu d’uriner dans la bouche, «à la source» au lieu d’à la sortie du pénis). Le rédacteur en chef précise qu’il y a au moins 3500 octogénaires à Fribourg, et que «bonne société fribourgeoise» est un concept flou. Ces indications ne permettent pas d’identifier la personne en cause. Quant aux détails, sordides certes, ils sont «utiles et nécessaires à la compréhension du cas».
D. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, qui est composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Michel Bührer, Charles Ridoré, Anne Seydoux et Michel Zendali. Pascal Fleury, rédacteur de «La Liberté», s’est récusé.
E. La plainte a été traitée lors par la 2ème Chambre de sa séance du 13 novembre 2009 et par voie de correspondance.
II. Considérants
1. Les comptes rendus d’audience de tribunal mettent le journaliste en présence de l’auteur d’un délit et ses victimes. Sauf exception, il doit être attentif à ne pas permettre d’identification. La directive 7.6 relative à la «Déclaration» indique clairement les limites à respecter: il faut veiller à ce que la personne ne puisse pas être identifiée «hors de son cercle familial, social ou professionnel».
Dans le cas présent, le journaliste parle d’un «patriarche de 80 ans, pilier de la bonne société fribourgeoise». Plus loin dans l’article, il est fait mention de «feu son épouse». Ces précisions permettent-elles d’identifier la personne mise en cause et ses deux victimes? Pour les plaignants, «toutes ces indications portent atteinte à la sphère privée de l’accusé et, partant, des deux victimes». Le Conseil suisse ne le pense pas. Dans la société actuelle, les octogénaires sont nombreux (3500 comme le déclare le rédacteur en chef de «La Liberté»), la «bonne société» est un terme générique aux contours larges, et le fait d’être veuf n’a rien d’une exception. Ces détails ne pouvaient donc suffire à reconnaître l’accusé. En revanche, ces détails se justifiaient pour informer que ces drames se passent dans toutes le familles, et pour dévoiler l’ascendant dont le «patriarche» a bénéficié auprès de ses neveux. Le chiffre 7 (respect de la vie privée) n’est pas violé.
2. Les plaignants accusent le journaliste d’avoir violé le chiffre 8 de la «Déclaration», en donnant «une série de détails (…) qui ne sont sans doute pas indispensables à la compréhension de l’affaire, mais qui, au contraire, entrent dans la sphère intime des victimes et met en évidence le sordide de l’affaire». «La Liberté», au contraire, argue qu’il est «impossible de rendre compte de procès sordides sans être appelé à fournir des détails sordides». Dans sa prise de position 45/2001, le Conseil suisse s’est penché sur le traitement journalistique des délits sexuels. Il exige des journalistes «un soin et une attention spécifiques», et le compte-rendu doit se signaler par «sa correction envers toutes les personnes impliquées dans un procès». En l’espèce, le Conseil estime cependant que le ton du rédacteur était dénué de cynisme et que les «détails» des abus commis sur la personne de ses petits-neveux par l’accusé devaient être donnés pour se rendre compte de quoi il s’agissait et du tort causé aux enfants.
Quant au titre: «Le patriarche aimait trop la ‹pipi-thérapie›, dénote-t-il cette «sorte de voyeurisme à l’égard des faits relatés», critiquée par les plaignants? Dans la prise de position 17/2008, concernant un cas d’abus sexuel, le Conseil s’était posé la question: «le journal aurait-il dû faire preuve de plus de retenue, par égard aux victimes?» Et s’intéressait au fait que la victime peut souffrir «à nouveau à cause de la médiatisation de son cas». Publier une telle information peut raviver les souffrances, mais il faut noter qu’il y a un réel intérêt à informer sur ces drames familiaux. Par ailleurs, dans le cas qui nous intéresse ici, les victimes se sont déclarées soulagées d’avoir parlé de ces abus. Ainsi, dans l’article paru dans «La Liberté», le titre, n’évoque que la réalité des faits, même si c’est de manière crue.
III. Conclusions
1. La plainte est rejetée.
2. En publiant l’article «Le patriarche aimait trop la ‹pipi-thérapie› paru le 16 avril 2009, «La Liberté» n’a pas violé les chiffres 7 (respect de la vie privée) et 8 (protection des victimes) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».