Nr. 21/2002
Respect de la vie privée / Interdiction des discriminations

(X. SA c. «Le Matin») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 26 avril 2002

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I. En fait

A. Le 27 novembre 2001, le journal «Le Matin» publie, sous la signature de Philippe Dubath, un article intitulé «Gilles édité par des scientologues!». Cet article est annoncé de manière très visible à la Une de l’édition. «Le Matin» consacre de surcroît son affichette à cet événement. Dans son texte, Philippe Dubath insiste tout d’abord sur le trouble éprouvé par Evelyne Villard lorsqu’elle a pris connaissance de l’appartenance à la scientologie des éditeurs de l’anthologie des diverses œuvres de son défunt mari. Il n’omet pas de préciser l’espoir de la veuve de Gilles que les lecteurs auront néanmoins «du plaisir» à lire ce «travail». Le journaliste rend ensuite compte de la prise de position de deux des administrateurs de X. SA au sujet des liens possibles entre leur statut de membres de la scientologie et leur activité d’éditeurs. Dans ce contexte, Philippe Dubath écrit: «Un scientologue qui pense à autre chose que la scientologie, et qui de surcroît a le bon goût d’aimer Gilles, cela doit bien exister». Finalement le journaliste conclut sur une note à la fois exclamative et légèrement humoristique en écrivant: «Mais quand même, il y a quelque chose de troublant. Les trois volumes s’intitulent ÐBrèves effusions de l’âmeð, ÐNuées orageuses et trouées de soleilð et ÐMémoires d’un jongleur de luneð. On dirait du Ron Hubbard du temps de sa grande forme!».

B. Le 16 janvier 2002, X. SA dépose plainte pour diffamation, voire calomnie, auprès du Juge d’instruction de l’arrondissement de Lausanne «contre Philippe Dubath et, le cas échéant, contre la ou les personnes ayant rédigé la manchette et la une du ÐMatinð du mardi 27 novembre 2001».

C. Le 18 janvier 2002, X. SA adresse au Conseil suisse de la presse une plainte contre Philippe Dubath. La maison d’édition reproche au journaliste de n’avoir «pas fait le départ entre la sphère privée des administrateurs de la société et l’ouvrage (…) consacré exclusivement à la vie et à l’œuvre de Gilles». Elle l’accuse en outre de faire du sensationnalisme et de lui avoir causé un préjudice financier imputable à l’article incriminé du 27 novembre 2001. X. SA reproche enfin à Philippe Dubath d’entraver ses activités lucratives futures en révélant l’appartenance religieuse de ses administrateurs au grand public.

D. Le 31 janvier 2002, Théo Bouchat, directeur de la Rédaction du «Matin», prend position au sujet de la plainte déposée par X. SA contre Philippe Dubath auprès du Conseil suisse de la presse. Théo Bouchat réfute tous les éléments de la plainte de X. SA en partant principalement d’une décision du Tribunal cantonal vaudois qui conclut que l’Eglise de scientologie ne constitue pas une religion et que, dès lors, ses adhérents ne sauraient se prévaloir de l’art. 261bis du Code pénal suisse qui protège les personnes ou les groupes de personnes de toute action publique incitant à la haine ou à la discrimination en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse.

E. Le 11 mars 2002, le Conseil suisse de la presse confie à sa 2ème Chambre le soin de traiter la plainte. La Chambre est composée de Mmes Sylvie Arsever et Nadia Braendle ainsi que de MM. Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber et Ueli Leuenberger. Michel Zendali s’est récusé spontanément.

F. La 2ème Chambre a examiné la plainte lors de sa séance du 26 avril 2002.

II. Considérants

1. Il convient tout d’abord de traiter une question préliminaire avant d’aborder l’affaire proprement dite. Dans sa prise de position au sujet de la plainte de X. SA, Théo Bouchat, directeur de la Rédaction du «Matin», «s’étonne que le Conseil de la presse accepte d’instruire cette cause alors que le défenseur des accusateurs affirme lui-même avoir déposé plainte.» Or, sur la base de l’art. 15 alinéa 2 du Règlement du Conseil suisse de la presse du 21 décembre 1999, «Le Conseil suisse peut entrer en matière sur des plaintes nonobstant qu’une procédure judiciaire ait été entamée en rapport avec l’objet de la plainte (…)». En outre, les conditions de la disposition potestative de l’art. 15 alinéa 3 du règlement précité qui pourraient inciter les Conseil suisse de la presse à renoncer à entrer en matière ne sont pas réunies. En effet, dans le cas d’espèce, il n’existe ni danger que la procédure juridique en cours soit influencée par la procédure auprès du Conseil suisse de la presse (art. 15 alinéa 3 lettre a), ni absence de question d’éthique professionnelle fondamentale (art. 15 alinéa 3 lettre b), ni possibilité manifeste pour la plaignante d’exploiter le Conseil suisse de la presse pour obtenir des moyens de preuve (art. 15 alinéa 4), ni finalement obsolescence de la publication du compte rendu de presse contesté (art. 15 alinéa 5). Ainsi, pour des motifs d’opportunité, d’ailleurs laissés à sa libre appréciation, le Conseil de la presse a décidé d’entrer en matière sur la plainte de X. SA contre «Le Matin».

2. Fondamentalement, la plainte de X. SA doit être référée aux chiffres 1 (droit du public de connaître la vérité), 7 (respect de la vie privée), 8 (éviter toute allusion à l’appartenance religieuse) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» et accessoirement 3 (ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels). Il y a dans la plainte de X. SA contre «Le Matin» une certaine inadéquation entre les arguments développés et les conclusions. Le contexte et le sens commun indiquent que la plainte devrait porter sur le respect de la sphère privée et la révélation de l’appartenance religieuse des administrateurs de la société. Cela ressort d’ailleurs partiellement du dispositif argumentaire rédigé par le mandataire de X. SA. Ce dernier écrit que «Le journaliste n’a en effet absolument pas fait le départ entre la sphère privée des administrateurs de la société (scientologie) et l’ouvrage édité par la société X., consacré exclusivement à la vie et à l’œuvre de Jean Villard Gilles». Pourtant, curieusement, dans sa conclusion la plaignante ne demande pas au Conseil de la presse de se prononcer sur une violation de la sphère privée ou sur la révélation non conforme à l’éthique professionnelle d’une appartenance religieuse, mais requiert de sa part qu’il «constate le manque d’objectivité évident dont fait preuve Philippe Dubath» dans l’article incriminé. Le Conseil suisse de la presse estime toutefois qu’il lui incombe de se prononcer sur le fond de l’affaire et non d’échapper à une prise de position effective en se réfugiant dans un formalisme excessif.

3. Dans l’affaire X. SA contre «Le Matin», il convient de se demander si les chiffres 7 et 8 de la «Déclaration» ont été enfreints. Le chiffre 8, notamment, interdit la révélation, par les médias, de la religion d’une ou de plusieurs personnes lorsque ce dévoilement présente des incidences discriminatoires ou lorsqu’il vise des fins discriminatoires. Pour qu’il y ait transgression de la norme précitée, il faut tout d’abord disputer du caractère religieux ou non de la scientologie. La question de savoir si la scientologie constitue une religion, une entreprise ou toutes les deux à la fois est abondamment débattue par les tribunaux, les théologiens et les spécialistes des sectes. Dans le cadre d’un recours des scientologues, le Tribunal cantonal vaudois a tranché la question en concluant que la scientologie n’était pas une religion. Mais ce n’est là qu’un point de vue. Il en est d’autres. La question demeure ainsi ouverte. Dans ce doute le Conseil suisse de la presse fait sien le sentiment majoritaire de la population selon lequel la scientologie présente des caractéristiques qui peuvent faire d’elle une religion. Si on admet que la scientologie est assimilab
le à une religion, la révélation de l’appartenance à la scientologie des administrateurs de X. SA par «Le Matin» contrevient apparemment au texte et à l’essence même du chiffre 8 de la «Déclaration», selon lequel le journaliste doit éviter toute allusion à la religion d’une personne qui aurait un caractère discriminatoire, ainsi qu’au chiffre 7, qui fait obligation aux médias de respecter la sphère privée. Toutefois, l’exigence du chiffre 8 de la «Déclaration» doit clairement être confrontée à celle du chiffre 1 (rechercher la vérité). Quant au contenu du chiffre 7, il appelle en lui-même une pesée d’intérêt entre le respect de la sphère privée et l’intérêt public à connaître certains éléments de la sphère privée d’une personne ou d’un groupe de personnes. Dans sa prise de position No 1/95, le Conseil de la presse estimait qu’un journaliste avait violé la «Déclaration» en mentionnant l’appartenance à un groupement religieux d’un homme d’affaires parce que celle-ci était sans rapport évident ni avec l’objet de l’enquête, ni avec l’activité économique de l’industriel. Le cas de X. SA est tout autre. Selon le Conseil de la presse, trois éléments fondent clairement le droit du public à connaître l’appartenance religieuse des membres du Conseil d’administration de X. en dépit des restrictions figurant sous chiffres 7 et 8 de la «Déclaration». Premièrement, le Conseil d’administration de X. SA ne présente pas la neutralité ou le pluralisme religieux que l’on observe habituellement dans les Conseils d’administration des autres sociétés anonymes. Que tous les membres du Conseil d’administration – et non pas uniquement un ou quelques-uns d’entre eux – soient membres de la scientologie confère une connotation scientologique manifeste à X. SA et fait d’elle une entreprise dont on peut légitimement présumer que ses visées ne sont pas exclusivement économiques. Si un seul des trois membres du Conseil d’administration de X. adhérait à la scientologie, «Le Matin» n’aurait pas été en droit de révéler son appartenance religieuse. Deuxièmement, les méthodes de la scientologie, ses efforts et ses techniques d’infiltration, sa quête incessante de fonds destinés à financer des structures au moins partiellement opaques, parfois au travers de sociétés ou d’entreprises agissant dans les circuits économiques classiques, convergent en des agissements fortement contestés par de très larges milieux. Le troisième élément dérive des deux premiers. Si X. SA présente une forte connotation religieuse et si ses visées au moins virtuellement non exclusivement économiques sont très controversées, le public est légitimé à connaître l’affectation possible des marges bénéficiaires réalisées par le biais de ses achats.

4. Le droit du «Matin» de révéler l’appartenance religieuse des membres du Conseil d’administration de X. SA est étayé par la présentation substantiellement équilibrée de cette révélation en lien avec l’édition de l’anthologie des œuvres de Gilles. Contrairement à ce prétend la plaignante, Philippe Dubath a, en l’occurrence, respecté les normes des chiffres 1 («Rechercher la vérité …») et 3 («Ne publier que les informations … dont l’origine est connue de lui») de la «Déclaration». Aucune des allégations contenues dans l’article n’est contraire à la réalité. Philippe Dubath a commis un texte marqué du sceau de la pondération, puisqu’il donne la parole aussi bien à Evelyne Villard, pour lui permettre d’exprimer son trouble passager, qu’aux administrateurs de X. SA, en leur donnant l’occasion de s’expliquer. Il le fait au surplus en relatant les conversations respectives dans des termes qui accréditent un degré satisfaisant de fidélité aux propos tenus par les uns et les autres. On constate même une certaine équité quantitative au niveau des plages réservées aux propos tenus par Evelyne Villard d’une part et par les administrateurs de X. SA d’autre part. Il est vrai que Philippe Dubath donne dans un ton plutôt ironique et polémique en concluant son papier. Il écrit ainsi: «Mais quand même, il y a quelque chose de troublant. Les trois volumes s’intitulent «Brèves effusions de l’âme», «Nuées orageuses et trouées de soleil» et «Mémoires d’un jongleur de lune». On dirait du Ron Hubbard du temps de sa grande forme!». Même si une lecture attentive de cette conclusion permet de dissiper une possible confusion, le Conseil de la presse estime qu’en s’exprimant de cette manière, Philippe Dubath peut donner à penser que la prose lyrique de Gilles est celle du fondateur de la scientologie.

III. Conclusions

1. La plainte de X. SA contre «Le Matin» est rejetée.

2. En raison du débat ouvert à propos de la scientologie, de sa doctrine et des ses méthodes il peut être tenu d’intérêt public, en ne violant donc pas les chiffres 7 (respect de la vie privée) et 8 (interdiction de discrimination), de signaler l’appartenance à ce mouvement de personnes actives dans les domaines politique, économique social ou culturel. Cela vaut en particulier si tous les dirigeants d’une entreprise adhèrent au même mouvement et si la révélation n’est pas effectuée en des termes discriminatoires.

3. «Le Matin» a respecté les devoirs de rechercher la vérité et de ne pas supprimer des informations essentielles. Bien que regrettable, l’ambiguïté de la conclusion teintée d’humour de l’article incriminé ne saurait, en raison de sa faible portée, constituer une transgression des chiffres 1 et 3 de la «Déclaration».