I. En fait
A. Le 9 avril 2002, l’association des usagers des médias en Europe adresse au Conseil suisse de la presse une plainte contre Mme Laurence Bezaguet, journaliste à la «Tribune de Genève». L’association annexe à sa lettre treize articles signés par Mme Bezaguet, publiés entre 1999 et 2002, et cinq autres pièces, à savoir un rapport de Christian Grobet au sujet du procès de Jalel Zoghlami devant la cour d’appel de Tunis, deux extraits d’un livre de Robert Ménard, président de Reporters sans Frontières, une information indiquant qu’un article de Laurence Bezaguet a été communiqué comme pièce judiciaire, un appel international en faveur de l’avocat tunisien Hamma Hamami, appel que Laurence Bezaguet a co-signé avec cinq autres personnalités suisses.
L’association se définit comme un collectif «composé de professionnels de la communication, de l’information et de membres adhérents». Son siège est à Toulon. Ses statuts ont été publiés le 16 mars 2002 dans le journal officiel de la République française. L’association reconnaît la liberté d’expression comme principe fondamental, mais estime que cette liberté peut être limitée par des intérêts supérieurs comme la sécurité nationale, l’intégrité du territoire, la sécurité publique, la défense de l’ordre ou encore la protection morale ou de la réputation d’autrui.
L’association accuse la «Tribune de Genève» de publier depuis plusieurs mois, sous la signature de Laurence Bezaguet, «des articles concernant la Tunisie et dont les contenus s’ils sont très élogieux pour l’une des parties, sont manifestement hostiles à l’autre». En d’autres termes, la «Tribune de Genève» prendrait position en faveur de l’opposition tunisienne.
L’association adresse deux reproches principaux à Laurence Bezaguet. D’une part, elle juge que la journaliste genevoise emploie «un ton passionné», qu’elle fait preuve d’unilatéralité dans son traitement de l’information et se fait l’écho des seuls opposants. D’autre part, l’association met en cause «l’objectivité des articles de la journaliste, et la solidité de son indépendance intellectuelle» en raison de ses liens conjugaux avec l’avocat Christian Grobet, membre de la Ligue des droits de l’homme.
B. La «Tribune de Genève», dans sa lettre du 12 juin 2002 adressée au Conseil suisse de la presse, prend position sur la plainte de l’association des usagers des médias. Pour le quotidien, les allégations prennent la forme d’un réquisitoire global visant «à faire taire les critiques à l’égard du régime tunisien, critiques largement partagées par les médias occidentaux».
C. Dans une «réplique» du 9 juillet 2002 l’Association des usagers des médias d’Europe maintient ses positions.
D. La plainte est examinée par la 2ème Chambre lors de ses séances du 14 juin et 3 septembre 2002. La Chambre se compose de Mmes Sylvie Arsever et Nadia Braendle et de MM. Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali. MM. Daniel Cornu (président de la Chambre et médiateur de la «Tribune de Genève») et Dominique von Burg (rédacteur en Chef de la «Tribune de Genève») se sont récusés.
II. Considérants
1. L’association des usagers des médias reproche à Laurence Bezaguet d’avoir violé les dispositions des chiffres suivants de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste»: 1 (recherche de la vérité), 2 (indépendance et liberté de la profession), 3 (ne publier que des informations dont l’origine est connue), 5 (rectifier toute information inexacte) et 11 al. 2 (le / la journaliste rejette toute ingérence dans son travail).
2. Les reproches portent sur une vision unilatérale de la réalité tunisienne. La plainte a tout du procès éditorial. Le Conseil suisse de la Presse a jugé cependant qu’une entrée en matière se justifie. La plainte concernant 13 articles, il n’est pas possible d’examiner chacun d’eux. Il sera procédé à un examen global des critiques adressées à la journaliste de la «Tribune de Genève».
3. La plaignante s’appuie entre autres sur le fait que Laurence Bezaguet a écrit 13 articles en trois ans sur le thème des droits de l’homme en Tunisie pour dénoncer son militantisme et des entorses au devoir d’indépendance. Ce reproche est infondé, car on peut considérer qu’il s’agit d’un besoin de suivi de l’actualité et d’information dans un domaine que la «Tribune de Genève» n’est pas la seule à trouver critique. Dans le troisième article cité par les plaignants: «Taoufik Ben Brik, dernier mohican des journalistes tunisiens», paru le 21 mai 1999, la journaliste souligne par ailleurs que «le régime tunisien bénéficie incontestablement du soutien tacite d’une bonne partie de la population (…), on y vit plutôt mieux que dans les pays voisins (…), la législation sur le droit des femmes y est la plus avancée (…), la Tunisie est une nation tolérante qui a réussi à maîtriser la montée du fondamentalisme (…)». On voit que la journaliste ne se borne pas à critiquer le sort fait aux opposants, mais reconnaît des qualités à l’Etat tunisien. Le Conseil rappelle en outre que le respect des faits et de l’ensemble des éléments essentiels d’une information (chiffre 3 de la «Déclaration») mis en œuvre dans la recherche de la vérité (chiffre 1) ne saurait conduire à une forme d’objectivité entendue comme une «neutralité». C’est pourquoi le journalisme engagé impliquant une focalisation sur certains aspects de la réalité ne contrevient pas à déontologie des journalistes (prises de position 32/2002, 17/2000, 27/2000 ).
4. Le Conseil de la presse a souligné a plusieurs reprises l’importance de l’application du principe de la loyauté (fairness) lorsqu’une personne est gravement lésée par un article. Ce principe doit permettre à la personne d’exprimer son point de vue («audiatur et altera pars»). Lorsque des reproches graves, pouvant porter atteinte à la réputation des personnes mises en cause, sont émis dans un article, lesdites personnes doivent être confrontées aux accusations principales. Elles devraient avoir l’occasion de déterminer clairement si elles acceptent les reproches ou les contestent (voir notamment les prises de position 10/2000 et 20/2000). En ce qui concerne la justice tunisienne, la journaliste ne ménage pas ses critiques – «parodie de justice» «simulacres d’audience», «caricature de justice» (article du 4 février 2002) – et ne rapporte pas la position des juges. Néanmoins, s’aggissant des accusations de nature générale contre «la justice» de ce pays une audition de représentants de l’institution concernée n’était exceptionnellement pas indispensable, car il semble évident du point de vue des lecteurs de la «Tribune de Genève», que des accusations tellement graves seraient de toute façon niées par les autorités concernées.
5. Les plaignants estiment que la journaliste se complaît dans des accusations sans preuve (chiffre 3 de la «Déclaration»). Si l’on se réfère à l’article paru 13 juin 2001 «Tunis compte redorer son image avec les Jeux méditerranéens», la journaliste évoque un «gouvernement corrompu», sans étayer ce point de vue. Le Conseil suisse de la presse n’est pas en mesure de vérifier cette affirmation. Néanmoins, dans ce type d’accusations, les journalistes se doivent d’apporter des éléments d’explication aux lecteurs. Un commentaire ne peut remplir sa fonction d’élément contribuant à la formation de l’opinion que si les faits sur lesquels il se fonde sont clairement exposés au public (prise de position 3/1998).
6. A plusieurs reprises, les plaignants évoquent les liens matrimoniaux qui unissent la journaliste et un avocat bien connu de la Ligue des droits de l’homme. Cette union empêcherait Laurence Bezaguet d’exercer son métier en toute indépendance intellectuelle. Si
la mari de Laurence Bezaguet ne se préoccupait que de la Tunisie, le conflit d’intérêt serait plus évident. Or, il n’en est rien. Certains domaines – comme les droits de l’homme – sont si étendus que l’on touche à l’universel. Partant de cette constatation, il paraît évident que les liens matrimoniaux ne sont pas déterminants dans la formation d’une opinion dans ce domaine. Il convient en outre de remarquer que, dans notre pays, la femme est vue comme un individu à part entière. On considère que ni sa valeur professionnelle, ni le sérieux de son travail, ni encore ses opinions ne dépendent de son état civil.
7. Les journalistes ont-ils le droit d’avoir et d’exprimer des opinions politiques? Sur cette question, le Conseil a déjà pris position sans équivoque en 1998. A l’époque, quatre journalistes fribourgeois ont pris position personnellement et politiquement dans l’affaire de la fermeture de l’entreprise Cardinal. Dans sa prise de position 13/1998, le Conseil juge que «d’une manière générale, la question centrale est celle des conflits d’intérêt pouvant surgir entre l’activité du journaliste et d’autres activités (…)». Elle concerne le chiffre 2 des devoirs (défendre la liberté de l’information, l’indépendance et la dignité de la profession), le chiffre 9 (ne pas accepter des avantages ou promesses qui limiteraient l’indépendance professionnelle et l’expression de sa propre opinion), ainsi que le chiffre 11 (n’accepter de directives journalistiques que des seuls responsables désignés de sa rédaction). Des circonstances particulières peuvent justifier un engagement d’un / d’une journaliste dans des affaires publiques ou dans la prise en charge d’intérêts privés; mais cette participation active doit être connue du public. Dans le cas présent, il n’est pas question d’avantages financiers ou autres. La «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» n’a donc pas été violée. Mais il aurait été quand même souhaitable de rendre transparents aux yeux du public les engagements personnels de la journaliste.
III. Conclusions
1. La plainte est rejetée.
2. Les journalistes sont tenus de ne pas supprimer des informations essentielles. Mais cela ne signifie pas qu’il soient obligés de donner dans chaque article la totalité des éléments d’une situation. Une vision engagée n’est donc pas incompatible avec la déontologie, et par conséquent est admise la focalisation sur certains aspects de la réalité.
3. Avant de publier des accusations graves les journalistes doivent pour principe s’efforcer d’obtenir le point de vue de la partie attaquée. Néanmoins, lorsque un média publie des accusations de nature générale contre «la justice» d’un pays une telle audition n’est pas indispensable.
4. Il n’y a en principe pas d’incompatibilité entre l’engagement pour une cause et l’activité journalistique. Mais il est judicieux de rendre transparent au public l’engagement personnel d’un journaliste dans un sujet comme celui concernant certains opposants politiques tunisiens.