I. En fait
A. Le 22 mars 2010, le «Tages-Anzeiger» publie un article signé de Christian Bütikofer intitulé «Ein Genfer gehört zu den grössten Spammern» (Un Genevois parmi les plus grands spammeurs). Le sous-titre de l’article précise que «certains jours de pointe, l’administration fédérale filtre jusqu’à 15 millions de mails dont 98% sont en fait des ‹spams›» (ou pourriels, réd.). Parmi les envoyeurs, un Suisse, «internationalement recherché» et désigné par son nom et par une photo.
Ce citoyen genevois de 28 ans, dit l’article, a eu des activités dans le design en employant du personnel qu’il n’aurait pas payé. Il n’a en outre pas fourni les services pour lesquels certains clients l’auraient réglé d’avance et a laissé des loyers impayés. Il mènerait à Genève un train de vie tapageur, se faisant conduire dans des clubs en limousine avec chauffeur où il consommerait force champagne.
En 2003, rapporte l’article, X. fonde une société (Firsteco) et plusieurs autres à travers l’Europe. Disposant (sur cd-roms) de milliers d’adresses électroniques, il les a mises à la disposition d’entreprises aux fins d’envois promotionnels et publicitaires. Problème, relève l’article: ces adresses ont été obtenues illégalement. Firsteco aurait induit ses clients en erreur en prétendant que les destinataires de messages publicitaires souhaitaient recevoir de la publicité électronique. Les activités de X. ont d’ailleurs fait l’objet de plusieurs plaintes de la part des destinataires de ces pourriels comme en attestent des actes judiciaires émis par le procureur général de la République et canton de Genève.
L’article indique encore qu’à travers une autre société (DecisionMaker), X. dispose des adresses électroniques et numéros de téléphone de plusieurs dirigeants de grandes entreprises suisses et qu’il est recherché par la police tchèque. L’article est accompagné d’une photo non floutée de X.
B. L’article est publié le même jour dans les éditions en ligne de la «Basler Zeitung», la «Berner Zeitung» et la «Thurgauer Zeitung» qui font partie du Newsnetz de Tamedia.
C. Toujours le 22 mars 2010, dans son édition en ligne et dans sa version papier, «20 minutes» fait état de la même affaire, en titrant «Un Genevois parmi les plus grands spammeurs du Net». Il cite sa source (le «Tages-Anzeiger») et désigne X, de la manière suivante. «X. est le seul Suisse à figurer sur la lise noire des revendeurs illégaux d’adresses de courriels.»
D. Dans son édition en ligne du 22 mars puis dans son édition papier du 23 mars 2010, «Le Matin» reprend l’information citée précédemment en citant sa source (en l’occurrence le «Tages-Anzeiger»). Il se contente de mentionner les initiales de X. et place un bandeau noir sur les yeux du portrait photographique de ce dernier.
L’article en ligne est titré «Un Genevois parmi les pires spammeurs du monde» et il débute par ces deux affirmations: «Toutes les polices du monde sont à ses trousses. Le Genevois O.B. serait l’un des spammeurs les plus virulents de la planète».
Quant à l’article papier il écrit en sous-titre: «Le Genevois X. figure sur la liste des plus gros trafiquants mondiaux d’adresses mails revendues pour des spams». L’article décrit également le mode opératoire de X., qui placerait des micro-programmes dans des pourriels pour «espionner le contenu d’un ordinateur».
E. Le 10 mai 2010, par l’intermédiaire de son avocat, X. saisit le Conseil de la presse de six plaintes. Elles visent à l’identique tous les organes de presse ayant publié ou repris une information concernant le plaignant.
Au «Tages-Anzeiger», à la «Basler Zeitung», à la «Berner Zeitung» et à la «Thurgauer Zeitung», le plaignant fait le reproche d’avoir contrevenu aux chiffres 1 (recherche de la vérité), 3 (ne pas dénaturer des informations) et 7 (identification) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».
Au titre des chiffres 1 et 3 de la «Déclaration», X. estime que l’auteur de l’article n’a pas cherché à vérifier l’information tirée du site Spamhaus et qu’il l’a abusivement interprétée et dénaturée. A titre d’exemple, X. indique qu’il envoie 200’000 mails par mois alors que ceux qui sont considérés comme des spammeurs en envoient 50 millions par jour. Pour preuve, le plaignant mentionne cette appréciation figurant sur le site Spamhaus: «la quantité de spams (pourriels) envoyée par X. est plutôt limitée en comparaison du volume des opérations de spams. (…) Nous ne le définissons pas comme le roi du spam.» Toujours au titre du chiffre 1, le plaignant juge que Christian Bütikofer n’a pas vérifié la crédibilité des informations qui prétendent qu’il serait poursuivi par la police tchèque auprès de laquelle il n’aurait été sollicité qu’au titre de témoin. Il ne serait donc pas «internationalement recherché», comme le prétend l’article et ne ferait l’objet d’aucune enquête de la justice genevoise. Enfin, le plaignant estime qu’est violé le chiffre 7 de la «Déclaration» parce que sont mentionnés en toutes lettres ses noms et prénoms en même temps qu’est publiée une photo de son visage.
S’agissant du journal «20 minutes», le plaignant invoque pour d’autres éléments d’information les mêmes chiffres 3 et 7 de la «Déclaration. Sur le chiffre 3, il conteste l’affirmation selon laquelle il aurait disparu de Genève depuis 2007. En ce qui concerne le chiffre 7, il juge que la mention de son seul prénom et de l’initiale de son nom suffisent à l’identifier et que par conséquent, l’auteur de l’article a violé son devoir de protection de la vie privée.
Concernant enfin le quotidien «Le Matin», le plaignant réitère ses reproches de violations multiples du chiffres 3 et 7 de la «Déclaration». Pour ce qui est du chiffre 3, il conteste notamment les termes de l’article qui prétendent que «toutes les polices du monde» seraient à sa recherche. S’agissant du chiffre 7 le plaignant estime que ces accusations sont gratuites et diffamatoires puisqu’elles le dépeignent comme un criminel en fuite. En outre, il juge que bien que le journal n’ait pas mentionné son nom et flouté la photo de son visage, il serait parfaitement reconnaissable.
F. Le 15 juin 2010, le rédacteur en chef du «20 minutes» plaide pour le rejet de toutes les accusations du plaignant. Comme en témoigne le site de Spamhaus, X. est bel et bien considéré comme un spammeur d’envergure. Par ailleurs, ni son identité ni son nom ne figurent dans l’article. Il n’y a donc pas violation des chiffres 3 et 7 de la «Déclaration».
G. En date du 1er juillet 2010, «Le Matin» fait parvenir sa réponse au Conseil. Il précise d’abord que l’article du 22 mars 2010 n’a été publié que sur son site Internet alors que celui du 23 mars n’a paru que dans l’édition papier du journal. S’agissant des reproches du plaignant, «Le Matin» estime qu’il a mené une enquête sérieuse. Il conteste notamment avoir interprété de manière disproportionnée les informations du site Spamhaus puisque, trois mois après la parution de l’article, X. figure encore dans la liste noire du site. Il n’a donc pas violé le chiffre 3 de la «Déclaration». Une série d’indices convergents indiquent en effet, estime la rédaction en chef du journal, que X. est bel et bien un spammeur actif. Quant au chiffre 7, «Le Matin» précise qu’il n’a mentionné que les initiales du plaignant et a flouté sa photo, préservant ainsi son anonymat.
H. Le 12 juillet 2010, le «Tages-Anzeiger» fait parvenir au Conseil une réponse circonstanciée. Le journal estime d’abord avoir donné une juste proportion aux informations tirées de Spamhaus en titrant «Un Genevois parmi les plus grands spammeurs» et s’être fié aux informations d’une institution internationalement reconnue. Il n’a donc pas violé les chiffres 1 et 3 de la «Déclaration».
Le «Tages-Anzeiger» estime que son journaliste a correctement rapporté les faits en indiquant que le nom de X. figurait sur une liste de personnes «recherchées» par la police tchèque, information qui figure sur un site Internet de cette dernière, libre d’accès. De cette liberté d’accès, le journaliste pouvait légitimement déduire que ces informations (noms mais aussi photo) ne violaient pas la protection de la vie privée du plaignant.
Le journal se défend d’avoir violé les chiffres 3 et 7 (accusations gratuites) s’agissant de la description du mode opératoire du plaignant et de ses sociétés. Le simple bon sens démontrerait que ce n’est qu’en obtenant illégalement des adresses (soit notamment en indiquant à ses clients que les destinataires étaient intéressés à la publicité via Internet) que X. pouvait s’assurer un modèle d’affaire profitable.
Enfin le «Tages-Anzeiger» conteste avoir violé la sphère privée de X. (chiffre 7 de la «Déclaration»). En publiant son identité, il n’a fait que reprendre des informations circulant déjà sur Internet et qui sont en relation avec l’activité professionnelle du plaignant. Il invoque également un intérêt supérieur prépondérant pour justifier la mention du nom et la publication de la photo.
I. La présidence du Conseil suisse de la presse n’a pas sollicité les trois rédaction alémaniques qui se sont contentées de reprendre tel quel l’article du «Tages-Anzeiger à travers le Newsnetz de Tamedia. Il transmet les plaintes à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré, Anne Seydoux et Michel Zendali.
J. La 2ème Chambre a traité les plaintes lors de ses séances du 2 octobre 2010, 2 décembre 2010 et du 3 février 2011 ainsi que par voie de correspondance.
K. Lors de sa séance du 2 octobre 2010, la 2ème Chambre décide de solliciter quand même une prise de position de la part de la «Basler Zeitung», de la «Berner Zeitung» et de la «Thurgauer Zeitung», car même s’ils ont repris tel quel l’article du «Tages-Anzeiger», la question de leur responsabilité éditoriale mérite d’être étudiée.
L. Dans leurs réponses respectives, les trois rédactions reprennent les arguments du «Tages-Anzeiger» sur la question de la mention du nom, soulignant qu’un intérêt public prépondérant le justifiait. Elles indiquent par ailleurs qu’elles n’auraient pas pu intervenir sur le texte émanant de la rédaction commune. En cas de «faute grave», elles auraient pu néanmoins alerter la rédaction centrale du Newsnetz ou effacer intégralement l’article sur leur site.
M. Lors de sa séance du 3 février 2011, puis par voie de correspondance, la 2ème Chambre décide de limiter la présente prise de position aux plaintes contre le «Tages-Anzeiger», «20 minutes» et «Le Matin». Quant à la question de la responsabilité rédactionnelle des trois titres qui ont repris tel quel l’article du «Tages-Anzeiger», la 2ème Chambre estime qu’elle nécessite encore des approfondissements. Les plaintes contre la «Basler Zeitung», la «Berner Zeitung» et la «Thurgauer Zeitung» feront donc l’objet d’une prise de position ultérieure.
II. Considérants
1. a) n’en pas douter, X. est un spammeur ou pour le moins un fournisseur d’adresses qui offre l’opportunité à des sociétés de pratiquer ce genre d’envois publicitaires électroniques non sollicités (pourriels). D’ailleurs le plaignant ne le conteste pas comme il ne conteste pas que lui et ses sociétés ont été placés sur une liste noire dite Rosko par Spamhaus, organisation internationale basée à Londres et à Genève et dont le crédit est reconnu.
b) Le plaignant appartient-il pour autant au club des «plus grands spammeurs» comme l’affirment le «Tages-Anzeiger», ou est-il un «roi du pourriel» («Le Matin») ou encore «un des plus gros trafiquants mondiaux d’adresses e-mails revendues pour des spams» («Le Matin») ou enfin «parmi les plus grands spammeurs du Net» («20 minutes»)? Le plaignant peut-il être traité de trafiquant alors qu’il n’a pas été condamné?
Si certains termes peuvent paraître excessifs, les articles mis en cause contiennent des informations permettant au lecteur de se faire une juste idée de l’ampleur du phénomène du spamming et de la part qu’y prennent X. et ses sociétés. Sur ce point, il y a donc lieu de rejeter les plaintes pour les organes de presse concernés, à l’exception du «Matin» en ligne. Ce dernier dénature en effet l’information verifiée de manière crasse en affirmant que «toutes les polices du monde» sont aux trousses du plaignant.
2. La presque totalité des articles prétendent que X. se serait procuré les adresses qu’il revend à ses clients de manière illégale notamment par l’intermédiaire de spams. Le Conseil de la presse n’ayant pas de moyens d’enquête, il n’a pas la capacité de trancher sur la véracité d’une telle affirmation. D’autant plus que les articles affirment que les adresses obtenues auprès de sociétés de marketing puis revendues à des firmes pratiquant la publicité via Internet, l’ont été sans que les détenteurs des adresses aient consenti à recevoir de tels courriers. X. conteste fermement cette accusation mais il n’apporte aucune preuve. On peut cependant se demander comment il serait en mesure d’assurer que chaque détenteur d’adresse a pu donner son consentement à l’envoi de publicité électronique. D’ailleurs, outre que X. n’a pas donné suite à la sollicitation du journaliste, il n’a à aucun moment demandé rectification des informations publiées sur ses activités. Le Conseil conclut ici au rejet des plaintes.
3. X. figure sur une liste de personnes recherchées par la police tchèque. Son nom, celui de ses sociétés, sa photo figurent sur le site Internet des autorités de ce pays. Le plaignant ne le conteste pas. A quel titre est-il recherché? Comme témoin, témoin assisté, accusé? Le Conseil ne peut trancher cette question sur la base des documents produits. Les termes «internationalement recherché», pour limites qu’ils soient, n’apparaissent donc pas excessifs. De même, sur la base d’actes judiciaires produits par le «Tages-Anzeiger», il apparaît que X. a suscité l’intérêt de la justice genevoise, via une demande de renseignements d’un parquet allemand. Toutes ces informations, étayées, sont à l’évidence d’intérêt public et devaient figurer dans les articles contestés. Elles informent le lecteur de l’intérêt qu’ont suscité les activités du plaignant auprès de plusieurs autorités judiciaires. A cet égard et sur la base des pièces produites par le «Tages-Anzeiger», on comprend que si la justice genevoise n’a pas formellement ouvert une procédure contre le plaignant, – ce que l’article ne dit pas – elle a bel et bien répondu à une demande internationale de renseignements.
4. a) L’article du «Tages-Anzeiger» identifie le plaignant par son nom et par une photo. A-t-il violé le chiffre 7 de la «Déclaration», comme l’affirme le plaignant? En principe, l’identité des personnes mise en cause dans un article est protégé, sauf dans les cas détaillés par la directive 7.2 (identification) relative à la «Déclaration».
b) Dans le cas qui nous occupe, la première justification qui pourrait entrer en ligne de compte est la suivante: «si la personne exerce (…) une fonction dirigeante étatique ou sociale et que la relation médiatique s’y rapporte». A première vue, cette condition est remplie car les articles se rapportent à l’activité économique du plaignant. Mais en l’occurrence, il faut considérer que le plaignant ne dirige pas des sociétés importantes, que ces sociétés étant par ailleurs nommées, l’identité du pla
ignant n’est pas nécessaire au public pour se prémunir contre les désagrément des pourriels. Le Conseil de la presse ne voit donc pas d’intérêt public prépondérant à l’identification du plaignant, estimant que celle ci est disproportionée (voir à ce propos l’avis 16/2009).
c) L’identification est-elle en revanche justifiée du fait que le plaignant apparaît publiquement (sur des sites Internet) en rapport avec l’objet de la relation médiatique? Pas nécessairement, car la présence sur un site Internet du nom d’une personne recherchée et la publication de sa photo ne dispensent pas les journalistes de devoir soupeser les intérêts en cause (cf. la prise de position 43/2010). En l’occurrence, le Conseil maintient que la publication de l’identité du plaignant ni a fortiori celle de sa photo n’étaient nécessaires et conclut à la violation du chiffre 7 de la «Déclaration» s’agissant du «Tages-Anzeiger».
d) En revanche, les deux autres journaux n’ont pas violé le chiffre 7 de la «Déclaration». Ils se sont contentés des initiales du plaignant et d’une photo floutée pour «Le Matin». Ces informations ne permettent pas l’identification du plaignant par des tiers n’appartenant pas à son entourage familial, social ou professionnel.
III. Feststellungen
1. La plainte contre le «Tages-Anzeiger» est partiellement admise.
2. En publiant le nom et la photo du plaignant, dans l’article «Ein Genfer gehört zu den grössten Spammern» du 22 mars 2010, le «Tages-Anzeiger» a violé le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».
3. Pour le reste, cette plainte est rejetée.
4. Le «Tages-Anzeiger» n’a pas violé les chiffres 1 (vérité) et 3 (dénaturation des informations) de la «Déclaration».
5. La plainte contre «20 minutes» est rejetée.
6. En publiant l’article «Un Genevois parmi les plus grand spammeurs du Net» du 22 mars 2010, «20 minutes» n’a pas a violé les chiffres 3 (dénaturation d’informations) et 7 (identification) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste»
7. La plainte contre «Le Matin» est partiellement admise.
8. En publiant l’affirmation non vérifiée «toutes les polices du monde sont à ses trousses» sur lematin.ch (article: «Un Genevois parmi les pires spammeurs du monde»), le journal a violé le chiffre 3 (dénaturation d’informations) de la «Déclaration».
9. Pour le reste, cette plainte est rejetée.
10. «Le Matin» n’a pas violé le chiffre 7 (identification) de la «Déclaration».