I. En fait
A. Dans son édition du 19 décembre 2008, «L’Objectif» fait paraître un article titré «Nouvelles protestations à Fribourg contre un révisionniste rwandais» et signé par Jean Musy. Cet article annonce la tenue d’une manifestation de protestation contre la demande de naturalisation d’Innocent Semuhire, «de celui que le Tribunal de Neuchâtel avait qualifié de ‹révisionniste›». La demande de naturalisation avait été traitée le jour avant par la Commission des Naturalisations du Grand Conseil fribourgeois, après avoir été approuvée par la commune de Villars-sur-Glâne.
L’article rappelle que M. Semuhire a déjà essuyé deux refus de naturalisation dans une commune fribourgeoise (Le Bry) au terme d’une procédure controversée et qu’il «a usé des tribunaux fribourgeois, jurassiens et neuchâtelois pour essayer de faire taire et condamner ceux qui dénonçaient sa ‹bataille médiatique›. Il s’en est pris particulièrement aux journalistes de ‹L’Objectif› trop curieux et pointus à son goût dans leur recherche de la vérité sur la vraie nature de ses soutiens aux responsables du génocide des Tutsi au Rwanda».
Finalement, l’auteur mentionne de nombreux articles et publications éditées sous la responsabilité d’Innocent Semuhire, «que l’historien français et professeur à la Sorbonne, Jean-Pierre Crétien, a expertisé (…) comme ‹révisionniste›. Un avis partagé par le Juge d’Instruction neuchâtelois, Pierre Cornu (…): ‹Il faut bien admettre que M. Semuhire a, en divers occasions, exprimé des avis sur la situation au Rwanda qui ne correspondaient guère à la réalité et traduisaient un sentiment partisan, soit très favorables aux autorités qui étaient en fait responsables de génocide.›»
B. Le 2 janvier 2009, Innocent Semuhire fait parvenir au rédacteur en chef de «L’Objectif», Jean-Marc Angéloz, une demande de droit de réponse où il le prie de rectifier un certain nombre d’informations qu’il juge fausses ou incomplètes.
C. Le 10 janvier 2009, Jean-Marc Angéloz répond à M. Semuhire qu’il ne publiera rien de son droit de réponse et ne reconnaît qu’une seule erreur de fait qui, précise-t-il, sera corrigée dans la prochaine édition du journal.
D. Le 16 janvier 2009, «L’Objectif» fait paraître un article intitulé «rectification et précision» qui rectifie une erreur contenue dans l’article du 19 décembre 2008: ce sont des tribunaux fribourgeois et neuchâtelois et non jurassiens auxquels s’est adressé M. Semuhire. Par ailleurs, le journal précise que l’auteur de l’expertise sur les écrits de M. Semuhire présentée à la commune de Le Bry, M. Jacques Pitteloud, était membre, à l’époque, de l’Association pour une justice internationale au Rwanda.
E. Le 22 janvier 2009, Innocent Semuhire saisit le conseil de la presse. Il rappelle que depuis 1997 «L’Objectif» a publié un grand nombre d’articles accusateurs le concernant. En particulier, il se plaint de celui publié dans l’édition du 19 décembre 2008.
Le plaignant estime en premier lieu que «L’Objectif» a violé le chiffre 3 de la «Déclaration des droits et devoirs du/de la journaliste» (ne pas supprimer des éléments d’informations essentiels):
– l’article ne dit pas que dans le jugement de Neuchâtel un citoyen neuchâtelois a été condamné pour l’avoir diffamé.
– l’article ne rappelle pas que les deux refus de naturalisation dans la commune de Le Bry ont été annulés par le tribunal administratif.
– «L’Objectif » omet qu’une plainte pénale de son rédacteur en chef contre M. Semuhire a été classée.
– l’article ne rend pas compte correctement des rapports de deux experts appelés à s’exprimer dans des procédures judiciaires. Il n’est pas dit que l’expertise de M. Chrétien était privée et que l’auteur de la seconde, M. Jacques Pitteloud, était membre de l’Association pour une justice internationale au Rwanda, au moment de sa rédaction.
M. Semuhire juge également que la directive 3.8 relative à la «Déclaration» (audition lors de reproches graves) n’a pas été respectée, car avant la publication de l’article du 19 décembre 2008 le journaliste ne l’a pas contacté. De plus, il n’a pas mentionné que le plaignant conteste les faits allégués.
M. Semuhire estime en outre que le chiffre 2 de la «Déclaration» (indépendance de la profession) a été violé. Comment un journaliste qui est en procédure avec le plaignant peut-il, se demande M. Semuhire, se faire l’auteur d’articles qui traitent de ce conflit?
Le plaignant considère encore que «L’Objectif» a violé la Directive 7.1 (protection de la vie privée), en publiant une photo d’Innocent Semuhire qui a été pris sans son consentement.
Enfin, le plaignant relève une dernière violation de la «Déclaration». Celle du chiffre 8 (respecter la dignité humaine). Pour M. Semuhire, l’«acharnement» mis par le journal à réitérer les mêmes accusations à son encontre pendant des années serait en effet attentatoire à sa dignité.
F. Le 2 mars 2009, Innocent Semuhire écrit au Conseil de la presse pour compléter sa plainte. En fait, il reprend une série de reproches déjà mentionnés ci-dessus au point E.
G. Le 16 mars 2009, le rédacteur en chef de «L’Objectif», Jean-Marc Angéloz, demande de ne pas entrer en matière sur la plainte en ce qu’elle concerne des articles dont la publication date de plus de 6 mois (art 10 du règlement du Conseil suisse de la presse). Quant à l’article paru le 19 décembre 2008, il estime que le Conseil ne devrait pas entrer en matière parce que le plaignant «dissimule des moyens de preuve».
Pour ce qui est du contenu de cet article, «L’Objectif», demande le rejet de la plainte avec les arguments suivants:
– Chiffre 3 de la «Déclaration» (ne pas supprimer des informations essentielles): les éléments relevés par le plaignant ne sont pas essentiels dans le contexte de l’article du 19 décembre 2009 et la seule erreur de fait a été rectifiée.
– Directive 3.8 (audition lors de reproches graves): L’article du 19 décembre 2008 fait la compilation de faits établis par des décisions des autorités politiques ou judiciaires. Ces faits sur les reproches très graves étant établis par des documents authentifiés, il n’était pas nécessaire de recueillir l’avis du plaignant, qui a déjà été publié par le passé.
– Chiffre 2 de la «Déclaration» (indépendance de la profession): le rédacteur en chef avance pour sa défense la modestie des effectifs de sa rédaction et indique qu’entre lui et son confrère Jean Musy, c’est celui qui n’est pas directement en cause qui se charge de la rédaction d’un article.
– Directive 7.1 (protection de la sphère privée): Les photos de M. Semuhire ont été prises dans un lieu public. Elles ne sont donc pas volées.
– Chiffre 8 (respect de la dignité humaine): le rédacteur en chef conteste que son journal s’acharne sur M. Semuhire mais qu’il cherche à faire connaître la vérité au public.
H. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Anne Seydoux, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré et Michel Zendali.
I. Le 29 mars 2009, le rédacteur en chef de «L’Objectif» demande au Conseil de récuser deux des membres de la 2ème Chambre, Pascal Fleury et Charles Ridoré. Le premier, parce qu’il appartient à un journal («La Liberté») qui a relaté plusieurs épisodes de l’affaire et pris parti dans le conflit qui oppose le plaignant à «L’Objectif». Le second, parce qu’en tant que membre du Conseil Général de Villars-sur-Glâne, il a eu à se prononcer sur le dossier Semuhire. Charles Ridoré est en outre le père de Carl-Alex Ridoré, actuel préfet de la Sarine, qui fut, lui aussi, me
mbre du Conseil Général de Villars-sur-Glâne et qui à ce titre, a eu à se prononcer sur le cas Semuhire.
J. Par courrier du 30 Mars 2009 le plaignant demande également la récusation de Charles Ridoré.
K. Après la clôture de la correspondance, les parties ont envoyé plusieurs courriers supplémentaires, mais qui ne contiennent – selon l’avis du Conseil suisse de la presse – pas d’arguments ou des faits nouveaux qui devraient être forcément pris en compte.
L. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 13 mai 2009 et par voie de correspondance. Pascal Fleury et Charles Ridoré se sont récusés.
II. Considérants
1. L’affaire dont il est question ici a connu de multiples péripéties, de nombreux épisodes judiciaires et elle s’étend sur plusieurs années. Comme le stipule l’art. 10 de son règlement, le Conseil de la presse ne se prononce que sur des publications ne remontant pas a plus de six mois à compter de la date du dépôt de la plainte. Il s’en tient donc dans la présente prise de position au seul article paru le 19 décembre 2008 dans «L’Objectif», même s’il ne peut ignorer le contexte plus ancien du conflit qui oppose les deux parties. Quant au reproche de« l’Objectif», selon lequel le plaignant «dissimule des moyens de preuve» le Conseil suisse de la presse constate qu‘ il dispose de tous documents nécessaires pour être en mesure de statuer sur la plainte et il peut donc entrer en matière.
2. «L’Objectif» a-t-il tu des éléments d’information essentiels? Des nombreuses accusations proférées à cet égard par le plaignant, une seule entre dans cette catégorie, de l’avis du conseil: le fait que l’article taise que le refus de l’octroi de la naturalisation à M. Semuhire dans la commune de Le Bry a été contesté et cassé par le tribunal administratif fribourgeois. Dans le contexte de l’article, ce fait aurait dû être mentionné pour que le lecteur du journal soit en mesure de se faire sa propre opinion sur le comportement du plaignant.
Les autres omissions relevées par le plaignant ne sont pas essentiels dans le contexte de l’article. En particulier le fait qu’un citoyen neuchâtelois a été condamné pour avoir diffamé M. Semuhire, n’est pas pertinent dans la mesure où le jugement de Neuchâtel constate qu’il est diffamatoire d’utiliser le terme «nazi», à l’encontre de M. Semuhire, mais qu’il était en revanche admissible de l’accuser de «révisionnisme» ou de «soutien aux génocidaires». Or, dans l’article contesté il n’est question que de ces deux derniers termes. Celui de «nazi» n’est pas utilisé.
3. S’agissant du principe d’«audition en cas de reproches graves» force est de constater qu’il est en l’occurrence violé. La gravité des accusations contenues dans l’article («révisionniste», «soutien aux génocidaires») requerrait en effet qu’à tout le moins, la prise de position de M. Semuhire antérieure soit rappelée. Le fait d’avoir consacré un grand nombre d’articles donnant la parole à une personne mise en cause ne dispense pas un média de le solliciter à nouveau ou à tout le moins de rappeler sa position (voir la prise de position 10/2008).
4. Interprétant librement le chiffre 2 «Déclaration» (indépendance du journaliste), M. Semuhire se plaint du caractère unilatéral de l’article. Ce dernier entre en effet dans la catégorie du «journalisme engagé». Mais dans la mesure où cette caractéristique est aisément perceptible par le lecteur (voir par exemple la prise de position 27/2007), il n’y a pas violation du chiffre 2 de la «Déclaration».
5. Des photos de M. Semuhire dont «L’Objectif» a fait usage, une seule sera examinée, celle parue dans l’édition du 19 décembre 2008, les autres ayant été publiées antérieurement au délai d’examen des plaintes par le Conseil. Le caractère public qu’a pris l’affaire Semuhire ne peut permettre à ce dernier d’argumenter qu’il s’agit d’une question qui ne relève que de sa vie privée. Pour autant que le Conseil de la presse puisse en juger, la photo a été prise dans un lieu public. Il ne saurait donc être question d’un harcèlement de la sphère privée du plaignant. «L’Objectif» a publié des photos d’Innocent Semuhire dès le début de l’affaire. Le plaignant ne produit aucun document démontrant qu’il aurait protesté antérieurement contre cette pratique. Pour ces raisons, le Conseil suisse de la presse constate qu’il n’y a pas de violation de la sphère privée de M. Semuhire.
6. «L’Objectif» parle de cette affaire depuis 1997. Le plaignant est donc en droit de se demander si la répétition d’articles le concernant ne tourne pas à l’acharnement. Cependant il convient ici de redire qu’un journal est en droit de poursuivre le traitement d’une affaire. En l’occurrence, l’article litigieux traite bel et bien d’un fait nouveau (protestations publiques de deux associations en contexte avec le traitement de la demande de naturalisation du plaignant par la Commission des Naturalisations du Grand Conseil fribourgeois). On ne peut donc pas dire que la dignité humaine du plaignant a été violée.
III. Conclusions
1. La plainte est partiellement admise.
2. En publiant l’article «Nouvelles protestations à Fribourg contre un révisionniste rwandais» paru le 19 décembre 2008, «L’Objectif» a violé le chiffre 3 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ne pas supprimer une information essentielle; audition lors de reproches graves).
3. Pour le reste, la plainte est rejetée.
4. «L’Objectif» n’a pas violé les chiffres 2 (indépendance des journalistes), 7 (respecter la sphère privée) et 8 (dignité humaine) de la «Déclaration».