Nr. 28/2007
Mentions des noms / Présomption d’innocence

(Mascotto c. «Le Matin»/«Tribune de Genève») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 20 juillet 2007

Drucken

I. En Fait

A. Le 2 mai 2006 «Le Matin» a rendu compte en première page et en pages 2 à 7 de l’homicide de l’ex-skieuse Corinne Rey-Bellet. En première page «Le Matin» a publié un grand photo-portrait de Corinne Rey-Bellet avec le titre «Abattue par son mari.» Au dessus, le journal a mis une petite photo avec la légende «En fuite. Gerold Stadler est armé et considéré par la police comme dangereux. Il était hier soir encore activement recherché.» La double page suivante arbore ce titre: «Double meurtre. La skieuse, qui traversait une crise de couple, a été abattue froidement. Son frère aussi. Leur mère est dans un état critique. Corinne Rey-Bellet assassiné par son mari.»

B. Le même jour «La Tribune de Genève» a rendu compte du même fait divers en Une d’une manière semblable à celle du «Matin»: «Corinne Rey-Bellet et son frère assassinés. Son mari, dont elle venait de se séparer, est le meurtrier. Il est en fuite. La mère de la skieuse, atteinte de cinq balles, est dans un état grave. La tragédie s’est produite dimanche soir dans le chalet familial des Crosets en Valais. Le monde du ski pleure une championne courageuse et volontaire.» En page 3 le journal a titré: «Corinne Rey-Bellet assassinée par son mari (…) Le meurtrier a également tué le frère de la championne. Probablement armé et dangereux, il est en cavale.»

C. Le 3 mai 2006, Claudio Mascotto, Procureur de la République et Canton de Genève, s’est adressé au Conseil suisse de la presse pour se plaindre des articles susmentionnés. «L’édition du ‹Matin› titre en couverture ‹Corinne Rey-Bellet abattue par son mari›, et en pages 2-3 ‹Corinne Rey-Bellet assassiné par son mari›. L’édition de la ‹Tribune de Genève› surtitre en couverture ‹Son mari, dont elle venait se séparer, est le meurtrier›, et titre en page 3, ‹Corinne Rey-Bellet assassiné par son mari›. L’assertion que le mari de Madame Rey-Bellet – nommément désigné dans le corps des articles – est l’auteur d’un assassinat me paraît violer le principe de présomption d’innocence, qui impartit aux media une certaine retenue aussi longtemps qu’une condamnation définitive n’a pas été prononcée.»

D. Dans une prise de position commune datée du 9 juin 2006, Peter Rothenbühler, rédacteur en chef du «Matin», et Dominique von Burg, alors rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», ont souligné que leur publications «veillent constamment à respecter le principe de présomption d’innocence. Ce n’est que lors des situations spéciales que le nom et la photographie d’un prévenu sont publiées. Dans le cas d’espèce il s’agissait d’un crime particulièrement grave, commis sur la personne d’une sportive nationale renommé. Du reste, Gerold Stadler était lui-même connu des médias, ayant à plusieurs reprises été photographié aux côtés de son épouse. Par conséquent, nous estimons avoir accompli notre devoir d’information traitant ce sujet dans nos titres. Cela, le procureur ne le conteste pas. Le reproche du procureur, à savoir la violation du principe de la présomption d’innocence, nous paraît infondé. En effet, les déclarations et les détails transmis par la police, les affirmations catégoriques du juge, le déroulement des faits, leur chronologie, le témoignage de plusieurs personnes ayant vu Gerold Stadler s’enfuir l’arme de crime à la main ne laissaient planer aucun doute sur l’identité du meurtrier. Nous aurions fait preuve d’un angélisme excessif et particulièrement inadéquat si nous avions indiqué dans notre titre ‹le meurtrier présumé de …›. alors que la vérité était établie. D’ailleurs, l’issue de cette triste histoire le confirme: Gerold Stadler s’est ôté la vie, son corps a été retrouvé ainsi que l’arme du crime.»

E. Conformément à l’art. 10 al. 7 du règlement du Conseil suisse de la presse, la présidence peut se prononcer définitivement sur des plaintes qui, dans leurs traits essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil ou qui paraissent d’une importance mineure. Le 15 juin 2006 le Conseil suisse de la presse a communiqué aux partie que la plainte sera traité par la présidence du Conseil.

F. La présidence du Conseil suisse de la presse composée par Peter Studer (président), Sylvie Arsever et Esther Diener-Morscher (vice-présidentes) a liquidé la présente prise de position le 20 juillet 2007 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. a) La «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» commande au chiffre 7 de respecter la sphère privée, «pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire».

b) Selon la directive 7.6 (Mention des noms) relative à cette disposition, le nom d’un prévenu ne doit pas faire l’objet d’une publication et un article ne doit pas contenir de détails permettant son identification, sauf intérêt public prépondérant. La directive, cependant, mentionne aussi les exceptions à cette règle fondamentale:

– lorsqu’il existe un intérêt public prépondérant (clause générale);

– lorsqu’il s’agit d’une personne exerçant une fonction politique ou officielle pour autant que le délit ait un rapport avec cette fonction;

– lorsqu’il existe un danger de confusion si le nom n’est pas mentionné;

– lorsque la personne jouit déjà d’une notoriété générale – à quoi les médias ont dans les faits le plus souvent contribué eux-mêmes, raison pour laquelle cette exception doit être appliquée avec une retenue particulière;

– lorsqu’une autorisation formelle est donnée par la personne concernée.

c) Aux termes de la directive 7.5 relative à la «Déclaration», il convient de respecter la présomption d’innocence lors de comptes rendus judiciaires. Conformément à la pratique du Conseil de la presse (64/2006; voir les détails dans les prises de position 60 et 61/ 2003), la présomption d’innocence est respectée lorsqu’un compte rendu mentionne que la condamnation n’a pas encore été prononcée ou qu’elle n’est pas encore entrée en force.

2. La mention du nom de l’ex-skieuse paraît justifiée au Conseil suisse de la presse. Le nom Corinne Rey-Bellet était connue, beaucoup plus que celui d’un «serial criminal» présumé ancien adepte des courses militaires (6/2003). L’anonymat dans ce cas n’était pas praticable (Une championne de ski tuée dans le village X?). Et en nommant la skieuse, on désignait en même temps son mari.

3. La question de la présomption d’innocence est plus délicate. Les lecteurs des deux journaux étaient en mesure de se rendre compte que le mari de Corinne Rey-Bellet était recherché et pas encore condamné. La désignation non ambiguë du mari comme l’auteur des coups de feu reste toutefois problématique, de même que la qualification de son acte comme assassinat.

Sur le premier point, les éléments en possession des journalistes: mari en fuite, recherché, un pistolet trouvé dans sa voiture, permettaient l’affirmation selon laquelle Corinne Rey-Bellet avait été «abattue» par son mari. Même si une retenue journalistique souhaitable aurait suggéré d’écrire, qu‘ elle avait été abattue et que le mari était recherché – ou le principal suspect.

Le deuxième point est plus délicat. Il n’est pas rare que les médias qualifient un acte d’assassinat (art. 112 du Code pénal) alors qu’un tribunal arriverait vraisemblablement à un verdict différent. Le terme «assassinat» est extrêmement stigmatisant – parce qu’il suppose «une absence particulière de scrupules notamment un but ou une façon d’agir particulièrement odieux» et il est important de ne pas l’utiliser à tort. Le Conseil de la presse appelle donc fermement les médias à une plus grande précision sur ce point.

Dans le cas précis, il aurait été plus admissible, sur la base des faits
avérés au moment de la publication, de parler de meurtre (Art. 111 CP) puisque ce terme renvoie simplement à l’homicide volontaire et recouvre même l’hypothèse du meurtre passionnel (art. 113 CP). Même critiquable toutefois, la qualification d’assassinat, dans le cas précis, ne constitue pas une violation de la «Déclaration». Il demeure clair pour le lecteur qu’elle ne reflète en aucune façon le verdict d’un tribunal et il n’est pas sûr d’ailleurs qu’elle soit de nature à renforcer la réprobation que suscite le simple exposé des actes du mari – deux homicides et des lésions graves.

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. «Le Matin» et «La Tribune de Genève» n’ont pas violé le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».