I. En fait
A. Dans son édition du 4 mars 2002, l’«AGEFI» publie un article intitulé «Le point de vue d’Alain Fabarez. La honteuse Ðjusticeð genevoise». Sous la plume de son administrateur délégué, l‘ «AGEFI» s’en prend violemment à la justice genevoise, à la suite de l’arrestation mouvementée de MM. X., ancien directeur général de la Banque Cantonale de Genève (BCGe) et Y., promoteur immobilier, dans le cadre de l’enquête sur la gestion passée de la BCGe.
Alain Fabarez y parle notamment de «coterie médiocre et partisane, peuplée d’une majorité d’incapables qui vivent aux frais de la collectivité en ne faisant rien, ou très peu, sauf à se donner de temps en temps le plaisir vil et ignoble de détruire l’existence et la réputation de ceux qui leur sont confiés.» Mettant en doute le bienfondé de l’action policière, ainsi que de la détention des deux personnalités, Fabarez estime qu’en réalité «il s’agit de se Ðpayerð deux notables.» L’article s’en prend alors nommément aux deux juges concernés. Le premier, A., ne serait, de l’avis général de la profession, qu’un médiocre, voire un paresseux. Pire, dans une affaire qu’il instruisait, le juge aurait été pris en flagrant délit de mensonge et aurait fait l’objet d’une perquisition à son domicile. Quant au second juge concerné, B., l’administrateur-délégué de l’«AGEFI» écrit notamment: «Malgré son intelligence, ce monsieur dérape complètement dès qu’il s’occupe d’une affaire financière en raison de ses partis pris marxisto-révolutionnaires.»
B. Dans une lettre datée du 6 mars 2002, l’Association des magistrats du pouvoir judiciaire de la République et canton de Genève saisit le Conseil suisse de la Presse. S’en prenant aux propos «pour le moins diffamatoires», à la violence des termes utilisés et aux attaques personnelles à l’encontre de deux juges d’instruction et des juges genevois en général, l’Association voudrait savoir «si la publication d’un tel Ðpoint de vueð est compatible avec l’éthique du journaliste, notamment avec le devoir d’équité et de loyauté Ðenvers (…) les personnes dont il/elle parleð (Déclaration des devoirs et des droits)».
C. Le 7 mars 2002, le secrétariat du Conseil suisse de la Presse prie l’Association de préciser la motivation si elle envisage de porter plainte.
D. Le 20 mars 2002, après la libération de MM. X. et Y., l’«AGEFI» publie un deuxième commentaire d’Alain Fabarez, sous le titre «Qui veut la mort de la banque suisse?» Après avoir fait remarquer au passage que «les séides du Palais de Justice ont fait semblant de s’offusquer face à ce qu’ils considéraient comme une attaque en règle contre certains magistrats», il renchérit: «Les dérives que nous pouvons chaque jour constater mettent notre Etat de droit en péril». L’administrateur délégué de l’«AGEFI» s’en prend notamment au fait que le responsable informatique de la BCGe ait été réquisitionné à l’aube, ainsi que toutes les données informatiques de la banque sur une période de dix à douze ans. Et de commenter: «Bonjour le secret bancaire, lorsqu’on sait la passoire qu’est le Palais et la qualité des Ðexpertsð qui tournent autour de la justice! C’est plus de vingt à trente personnes qui connaissent ou peuvent connaître les données, ô combien confidentielles, des clients de la banque.»
E. Dans une lettre du 26 mars 2002, l’Association des magistrats confirme sa plainte. Outre des passages déjà cités sous la lettre A, l’Association s’élève contre l’accusation d’une «violation scandaleuse des règles élémentaires de la loi par ceux qui sont chargés de l’appliquer». Elle trouve également inacceptable que M. Fabarez prétende que des juges ont agi par «stupidité» ou par «méchanceté mesquine», ce qui laisserait à penser qu’ils violeraient leur serment. Sans vouloir s’attarder «sur la manière scandaleuse dont la Ðcarrièreð des deux magistrats instructeurs (…) a été décrite» l’Association relève «qu’Alain Fabarez, sans avoir vraisemblablement vérifié ses sources, ni contacté un des juges concernés, s’est permis d’affirmer, contrairement à la vérité, que celui-ci avait «fait lui-même l’objet d’une perquisition à son domicile», dans le cadre d’une affaire actuellement en cours à l’Instruction». L’association s’élève également contre le second article d’Alain Fabarez, tous ces propos «visant à discréditer la justice genevoise et ses représentants en leur prêtant des comportements méprisables». Le premier article, outre le non respect du devoir d’équité, contreviendrait aux directives 1.1 (recherche de la vérité) et 3.1 (traitement des sources) relatives à la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste», ainsi qu’au chiffre 7 (s’interdire les accusations anonymes ou gratuites) de la «Déclaration». Quant au second article, il devrait en outre être considéré comme «n’allant pas du tout dans le sens de la directive 5.1 (…) imposant comme devoir au journaliste de rectifier toute information publiée qui se révèle matériellement inexacte.»“ L’Association indique enfin qu’aucune plainte pénale, à sa connaissance, n’a été déposée par un membre de l’Association.
F. Le 7 juin 2002, sous la plume de son président, Me Charles Poncet, «l’AGEFI» prend position quant à la plainte de l’Association des magistrats du pouvoir judiciaire de la République et canton de Genève. Pour Me Poncet, les articles incriminés sont des «commentaires rédigés sur le ton de la polémique, qui relèvent du droit d’exprimer librement son opinion.» Les propos incriminés «sont exprimés dans un espace clairement balisé comme tel, raison pour laquelle ils ne constituent pas des accusations anonymes et gratuites, mais bien une vision critique et polémique de la magistrature genevoise.« Le président de l’«AGEFI» poursuit: «Une approche libérale à l’égard de commentaires polémiques s’impose d’autant plus lorsque ceux-ci vont à l’encontre de ce qu’il est convenu d’appeler le Ðpolitiquement correctð. En matière de justice pénale, le moins qu’on puisse dire est que l’opinion exprimée par M. Fabarez est minoritaire: dans son ensemble, la presse suisse de langue française a plutôt tendance à considérer qu’en matière de criminalité à Ðcol blancð, les Ðgood guysð sont du côté des magistrats, les prévenus n’ayant en règle générale que ce qu’ils méritent.»
Me Poncet reconnaît que M. Fabarez emploie des termes polémiques et désobligeants à l’égard de la majorité des magistrats, mais il ajoute: «On peut penser ce que l’on veut de la teneur et du ton du commentaire, mais on ne saurait y voir une violation de la ÐDéclarationð». Concernant la révélation d’une perquisition dont un des juges aurait fait l’objet dans une autre affaire, Me Poncet juge incontestable qu’une telle révélation était d’intérêt public en l’occurrence. Les sources de M. Fabarez, affirme son conseil, «sont sérieuses et dignes de foi». De plus: «L’Association des magistrats et le Juge A. se sont vu offrir la possibilité de prendre position sur ce point, comme sur l’ensemble des éléments évoqués dans les deux articles. Cette offre a été déclinée.» Selon la prise de position de l’«AGEFI», aucune rectification ne s’imposait donc dans le deuxième article. En effet, «les faits sont conformes à la vérité et les opinions relèvent, par définition, de la subjectivité». En conclusion, «tout en comprenant que le ton vigoureux utilisé par M. Fabarez ait pu susciter l’irritation de l’Association plaignante», Me Poncet en appelle au Conseil suisse de la Presse pour qu’il réaffirme «avec force la liberté du commentaire, quel que soit le ton utilisé».
G. La plainte est transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Sylvie Arsever, Nadia Braendle, Dominique von Burg, Danie
l Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali. Dans sa séance du 14 juin 2002, elle décide de demander des éclaircissements aux parties sur la question de l‘ «audiatur et altera pars».
H. Dans sa réponse du 8 juillet 2002, l’Association des magistrat s ((xx)) précise qu’elle n’a été contactée, par téléphone, qu’à la suite de son premier courrier du 6 mars 2002 au CSP. M. Fabarez a alors proposé la publication de cette lettre, à quoi l’Association a répondu que la lettre n’avait été envoyée que pour information à Me Poncet. Dans un autre appel, Me Poncet a alors proposé d’octroyer un droit de réponse à l’Association, «ce qui a été refusé au vu du contenu scandaleux de l’article et de la démarche entreprise» auprès du Conseil de la Presse. Me Poncet a alors suggéré que l’Association «rédige une information sur le Pouvoir judiciaire». L’Association a pris acte de cette offre, n’estimant toutefois le moment pas du tout approprié. Enfin une demande d’entrevue de Me Poncet a été jugée inopportune par le Conseil de l’Association, suite à la confirmation de la plainte. Enfin, l’Association fait état d’une lettre du Juge A., cosignée par le juge B. En substance, le juge affirme que M. Fabarez n’a pas cherché à le joindre avant le premier article «pour notamment vérifier les informations me concernant qu’il prétendait avoir reçues de sources bien informées et qui sont fausses». La veille du deuxième article (le 19 mars 2002), M. Fabarez a transmis par fax un questionnaire à MM. A. et B., demandant confirmation des faits mentionnés dans cet article. Me A., étant absent, n’a eu connaissance des questions que le lendemain. Il n’a pas non plus répondu à une injonction demandant de rappeler M. Fabarez au soir du 19 mars: «Vu la teneur de l’article du 1er mars, je n’allais pas prendre l’initiative de téléphoner à M. Fabarez».
I. Par courrier du 30 août 2002, le Conseil de M. Fabarez reconnaît que l’information sur la perquisition est inexacte, dans le mesure où elle aurait eu lieu au bureau et non au domicile de M. A., selon une source «confidentielle».
K. La La 2ème Chambre du Conseil de la Presse a traité la plainte de nouveau dans sa séance du 3 septembre 2002.
II. Considérants
1. Pour la plaignante, c’est en premier lieu le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits» (s’interdire les accusations anonymes ou gratuites) qui aurait été violée. A cela, l’«AGEFI» oppose le chiffre 2 de la même «Déclaration» (défendre la liberté du commentaire et de la critique). Les chiffres 1 et 3 de la «Déclaration» (recherche de la vérité; traitement des sources), mentionnées par la plaignante, ne sont pourtant guère touchés. Les deux articles incriminés font appel à des appréciations, et non à des faits. Sauf en ce qui concerne l’affirmation selon laquelle un des juges aurait fait l’objet d’une perquisition à domicile. Cette affirmation aurait-elle dû être rectifiée (chiffre 5 de la «Déclaration») et / ou l’«AGEFI» a-t-elle violé le principe de l’équité («audiatur et altera pars»)?
2. a) De manière constante, le Conseil suisse de la presse a souligné l’importance de la liberté du commentaire, précisant qu‘ «il doit jouir d’une large liberté quant au ton adopté» (prise de position 4/92, Sch. c. «L’Impartial»). La liberté de commenter n’est toutefois pas sans limite. Mentionnons pour mémoire la nécessité de respecter la sphère privée sans intérêt public prépondérant et l’obligation de ne faire état que de faits vérifiés. En outre, dans un avis du 20 février 1998 (S. c. NZZ, 3/98), le Conseil de la Presse relevait: «Les avis exprimés dans un commentaire doivent faire preuve d’un certain degré de correction (Ðfairnessð) quand on y évalue des personnes, respectivement leurs capacités. Un commentaire ne peut remplir son rôle d’éclairage du public que dans la mesure où ce dernier connaît les faits qui justifient l’opinion exprimée.»
b) La manière dont la justice genevoise est caractérisé par l’administrateur délégué de l’«AGEFI» est incontestablement d’une virulence extrême. On n’y découvre donc aucune trace de «fairness». Mais cela reste, s’agissant des propos généraux, dans les limites admissibles de la liberté d’expression. Les attaques contre deux magistrats en particulier sont plus problématiques. Certains qualificatifs à l’emporte pièce ne sont guère étayés. Ils culminent dans une série d’affirmations de faits difficilement vérifiables mais dont une en tout cas, celle concernant la perquisition «à domicile», est inexacte.
c) Cela dit, il faut également considérer que ces commentaires se rapportent à une action de la justice aussi spectaculaire qu’inhabituelle dans sa violence. Par ailleurs, par leur virulence même, les accusations contenues dans les articles prennent clairement un caractère pamphlétaire, ce qui permet au public de prendre une certaines distance. Il n’y aurait guère de sens, par exemple, de demander d’étayer un qualificatif comme «flemmard». Le ton est volontairement polémique, il est clairement reconnaissable comme tel, et le ton polémique reste dans le cadre de la liberté d’expression.
3. Sous l’angle de l’obligation de rectifier une information fausse, l’«AGEFI» a violé la Déclaration des droits et des devoirs quand elle affirme que le juge instructeur aurait fait lui-même l’objet d’une perquisition à son domicile de la part d’un autre juge instructeur dans une autre affaire. En effet, comme il ressort du dernier courrier de Me Poncet, une partie au moins de l’affirmation était erronée. De plus, au nom du principe d’équité, le juge A. aurait dû être confronté à ce fait avant publication, et il aurait fallu pour le moins lui donner l’occasion de le contester.
III. Conclusions
1. Au nom de la liberté de commenter, un pamphlet même blessant à l’encontre de magistrats ou d’un groupe de magistrats est admissible. La plainte de l’Association des magistrats du pouvoir judiciaire de la République et canton de Genève est donc infondée en ce qui concerne les propos tenus au sujet de la justice genevoise dans son ensemble.
2. Le principe de l’équité et l’obligation de rectifier un fait inexact s’appliquent également au commentaire. C’est pourquoi la plainte est admise en ce qui concerne les attaques contre l’un des magistrats nommément citées.