I. En Fait
A. Le 8 mars 2005, «Migros Magazine» a publié, sous le titre «Plaidoyer pour l’islam», une interview de Reda Benkirane, auteur du livre «Le désarroi identitaire». Reda Benkirane s’y inscrit en faux contre la vision simpliste d’un islam systématiquement violent et fondamentaliste. Les traits fondamentalistes de l’islam contemporain sont à attribuer selon lui à la montée en puissance, favorisée par la rente pétrolière, du wahhabisme au sein du monde musulman. Interrogé sur le point de savoir comment «le phénomène Ben Laden» a pu naître «au sein de cet islam respectueux du mystère et riche de tolérance» qu’il décrit, Reda Benkirane répond que les attentats du 11 septembre constituent une réponse différée à la première guerre d’Irak, aux troubles et aux divisions que ce conflit a suscités dans le monde musulman. En réponse à une question du journaliste, il précise qu’il «ne justifie en aucune manière ces attentats».
B. Le 22 mars 2005, «Migros Magazine» a diffusé une lettre de lecteur de Jean-Luc Ruffieux, sous le titre «le 11 septembre est un échantillon de ce que l’islam est capable de faire». Reda Benkirane y est accusé de tenir «un discours séducteur et fanatique», assimilé à «tous ces intellectuels genre Ramadan» et accusé «en ce qui concerne le 11 septembre» d’encourager le terrorisme. Plus généralement, la lettre s’en prend à l’islam qui ferait «des millions de morts et d’opprimés» «au Soudan, en Irak, en Palestine, en Asie du Sud, au Pakistan, en Afghanistan, au Liban, en Iran, etc.» et fait allusion à un berger «qui conduit son troupeau à l’abattoir» dont l’identité n’est pas très claire. Jean-Luc Ruffieux conclut en se disant «outré que votre journal propage de telles paroles fanatiques».
C. Le 31 mars 2005, Reda Benkirane s’est adressé au Conseil suisse de la presse pour déposer plainte contre «Migros Magazine». Il estime avoir été diffamé par la lettre de Jean-Luc Ruffieux, notamment parce que ce dernier l’accuse de promouvoir le terrorisme. Il fait valoir en outre que ces accusations ont un caractère raciste et islamophobe. «Si mon nom de famille était Schmidt ou Favre, aurais-je été assimilé en tant que journaliste et spécialiste de l’information et de la communication à un fanatique, concourant à la promotion du terrorisme ?», demande-t-il notamment. Il s’en prend enfin à la décision de republier, à l’occasion de cette lettre, la photo de lui qui illustrait son interview. Ce portrait diffusé sous le titre «le 11 septembre est un échantillon de ce que l’islam est capable de faire» est de nature, estime-t-il, à suggérer qu’il est l’auteur de propos incitant à la haine religieuse.
D. Dans sa réponse à la plainte, Joël Guillet, rédacteur en chef de «Migros Magazine» fait valoir que la publication a observé dans cette affaire une attitude de stricte neutralité. La lettre litigieuse ne contrevient pas à l’article 261 bis du code pénal qui réprime l’incitation à la haine raciale. Son contenu est certes provocateur. Mais semblable provocation est, selon lui, justifiée du point de vue journalistique «dans la mesure où, à lui seul déjà, le titre de l’article ÐPlaidoyer pour l’islamð avait quelque chose de provocateur pour certains lecteurs». Joël Guillet assure avoir reçu un nombre exceptionnellement élevé de réactions à la suite de l’interview du plaignant et dit avoir estimé «admissible et conforme au principe de la proportionnalité de publier un unique exemple, de surcroît au contenu relativement modéré, de ces nombreuses lettres de lecteur au ton parfois très virulent». Sa diffusion avait notamment pour but de «promouvoir un débat public nécessaire».
E. La plainte de Reda Benkirane a été confiée à la 2ème Chambre, composée de Sylvie Arsever (présidente), Nadia Braendle, Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali, qui l’a traitée dans sa séance du 20 mai 2005 et sur voie de correspondance.
II. Considérants
1. Dans sa plainte, Reda Benkirane fait allusion aux articles 261 bis du code pénal et 28 du code civil. Il évoque par ailleurs globalement «la faute déontologique» que constituerait l’article litigieux sans préciser quels points de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» sont selon lui concernés. Au vu des griefs évoqués, il apparaît toutefois de façon assez claire que ces griefs doivent être analysés à la lumière du chiffre 8 de la «Déclaration» (atteinte à la dignité humaine, discrimination raciale).
2. Dans sa prise de position 22/1999, le Conseil de la presse s’est penché en détail sur la question du racisme dans les lettres de lecteurs. Le Conseil de la presse a précisé que les principes déontologiques s’appliquent, dans leurs exigences fondamentales, au tri et à la mise en forme des lettres de lecteurs destinées à publication. Les lettres de lecteurs à caractère raciste, estime-t-il, doivent être écartées même si cette tendance n’est que latente. «Plus le climat régnant au sein de la population est échauffé, plus il importe de se montrer strict en renonçant à publier des lettres de lecteurs à tendance discriminatoire». Lorsque des lettres de lecteurs racistes et discriminatoires parviennent en masse aux journaux, précise-t-il encore, cela ne constitue pas une justification à la publication. Le thème doit plutôt «être traité sous l’angle journalistique en dehors des pages réservées aux lettres de lecteurs».
3. La lettre litigieuse s’inscrit sans conteste dans un climat de forte hostilité envers l’islam et les musulmans. Le seul fait que certains lecteurs aient pu, comme l’affirme Joël Guillet, considérer le titre «Plaidoyer pour l’islam» comme une provocation illustre bien ce climat, tout comme le fait que «Migros Magazine» dit avoir reçu de nombreuses réactions, très virulentes, à l’interview pourtant très mesurée de Reda Benkirane. Ce contexte imposait à «Migros Magazine» une prudence particulière.
4. La lettre litigieuse attribue à l’islam en général «des millions de morts et d’opprimés» et énumère le nombre «de haines, de malheurs pour les femmes, de peurs, de manque de liberté» propagés par «ce berger». La phrase mise en exergue dans le titre «le 11 septembre est un échantillon de ce que l’islam est capable de faire» procède du même amalgame puisqu’elle attribue la violence qui s’est déchaînée ce jour là à l’islam en tant que tel et non, par exemple, au fondamentalisme ou au terrorisme. Ce type de propos simplificateurs se situe à la limite entre la polémique, qui constitue une forme du débat démocratique, et la discrimination religieuse. La lettre litigieuse n’en reste toutefois pas là. En prenant prétexte des propos très mesurés tenus par le plaignant pour l’accuser d’encourager le terrorisme et de tenir «un discours séducteur et fanatique», son auteur montre que son propos principal n’est pas de répondre à l’interview diffusée le 22 mars 2005 mais de laisser libre cours à des sentiments islamophobes . En diffusant une telle lettre, particulièrement dans le climat actuel de méfiance et d’hostilité à l’égard de l’islam, «Migros Magazine» a violé le chiffre 8 de la «Déclaration».
5. En revanche, le choix de republier avec cette lettre la photo, d’ailleurs parfaitement anodine, du plaignant diffusée avec son interview ne constitue pas une violation supplémentaire de la «Déclaration».
III. Conclusions
1. La plainte est admise.
2. Dans le climat actuel d’hostilité à l’islam et aux musulmans, les rédactions doivent, se montrer particulièrement vigilantes face aux lettres de lecteurs au contenu discriminatoire, même latent. Le fait de recevoir de nombreuses lettres à caractère discriminatoire ne justifi
e pas la publication de l’une d’entre elles. Le phénomène doit, le cas échéant, être traité pour lui même selon les règles journalistiques.
3. En diffusant une lettre de lecteur qui laisse libre cours a des sentiments islamophobes, «M-Magazine» a violé le chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».