I. En fait
A. Le 29 septembre 2020, sous la signature de Marc-Roland Zoellig, «La Liberté» publie un compte-rendu de procès intitulé «La psychiatre avait abusé de son patient». Il s’agit d’une condamnation en appel par le Tribunal cantonal, confirmant la peine prononcée en instance, dont une interdiction d’exercer pendant dix ans toute activité impliquant des contacts réguliers avec des adultes particulièrement vulnérables. L’article cite aussi l’avocate de la prévenue, selon qui «les conditions d’une condamnation (…) pour abus de la détresse et contrainte sexuelle ne sont pas réunies».
B. Le 1er octobre 2020, X. adresse à «La Liberté» une lettre de lecteur dans laquelle il critique l’article sous différents aspects. Le journal l’informe toutefois que sa lettre ne sera pas publiée, décision confirmée ultérieurement par un courrier du rédacteur en chef.
C. Le 13 octobre 2020, X. saisit alors le Conseil suisse de la presse. Selon le plaignant, l’article viole plusieurs chiffres de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration»).
Le chiffre 1 et 3 seraient violés parce que la confusion de l’article ferait penser à une relation «pédosexuelle», et qu’il qualifierait indirectement le comportement de la psychiatre de «crime sexuel».
Le chiffre 7 (identification, directive 7.2) serait violé parce que l’article mentionne de nombreuses informations qui ne sont pas d’intérêt public. L’âge, le statut marital et la situation familiale de l’accusée. Son emploi exact au moment des faits, la nature des actes sexuels ainsi que leur fréquence.
Le chiffre 7 serait encore violé sous l’aspect de la présomption d’innocence (directive 7.4). En effet ni le titre, ni le texte ne laissent entrevoir que le jugement du Tribunal cantonal n’est pas exécutoire, puisqu’un recours au Tribunal fédéral reste possible.
Par ailleurs, le plaignant estime qu’en refusant de publier sa lettre de lecteur, le journal a violé la directive 2.2 (pluralisme des points de vue) et 5.2 («Il convient d’accorder dans le courrier des lecteurs la plus large place possible à la liberté d’expression»).
D. Le 20 novembre 2020, Serge Gumy, rédacteur en chef, prend position au nom de «La Liberté». Pour lui, l’article n’est pas trompeur quant aux faits: «Il suffit de parcourir le premier paragraphe pour se rendre compte que la victime avait 19 ans au moment des faits. Mais c’est en tant que pédopsychiatre (…) que la prévenue a fait sa connaissance.» Quant à l’expression «crime sexuel» elle «est avancée par extrapolation par l’avocat de la victime, pour qui cette affaire bat en brèche l’idée reçue qu’un homme ne peut pas être la victime d’une femme dans le domaine des abus sexuels».
La directive 7.2 (identification) ne serait pas non plus violée: La prévenue ne pouvait être reconnue en dehors de son cercle familial, social ou professionnel, et «les indications données dans l’article ne sont pas sans importance pour éclairer le contexte et pour la compréhension générale de l’affaire». De plus, l’importante différence d’âge et la prévenue et sa victime n’est pas anodine. Enfin, ces indications «visent à éviter de jeter le soupçon sur des personnes exerçant la même profession dans notre région».
Pour le rédacteur en chef, l’article ne viole pas non plus la présomption d’innocence. Il soutient qu’au sortir d’un procès, il n’est pas possible de savoir avec certitude si un appel sera introduit par le Ministère public ou une des parties. «Raisons pour lesquelles les médias ne mentionnent pas à ce stade explicitement la présomption d’innocence.» Le rédacteur en chef fait encore valoir que les lecteurs de la chronique judiciaire sont bien au fait que des jugements en premier instance ou au Tribunal cantonal peuvent être portés devant l’instance supérieure, et que son journal reste attentif aux développements d’une affaire.
Concernant enfin la non publication de la lettre de lecteur, le rédacteur en chef rappelle que ce n’est pas la première fois que le plaignant intente à «La Liberté» un procès d’intention à ce sujet. «Son attitude destructrice nous interroge sur les limites raisonnables que nous sommes en droit de fixer dans le traitement des courriers d’un nombre restreint de lecteurs particulièrement compliqués».
E. Selon l’art. 13 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.
F. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Casper Selg (vice-président) et Max Trossmann (vice-président), puis de Susan Boos, présidente, Max Trossmann et Annik Dubied, vice-présidents, a traité la présente prise de position le 24 août 2021 par voie de correspondance.
II. Considérants
1. Pour le Conseil de la presse, l’article n’est pas trompeur quant aux faits relatés et les reproches de non-respect des chiffres 1 et 3 de la «Déclaration» ne sont pas établis.
2. Concernant l’identification, il est vrai que l’article donne beaucoup d’éléments. Mais il est vrai aussi que ces éléments aident à la compréhension de l’affaire, et qu’ils ne permettent pas l’identification de la prévenue au-delà de son cercle familial, social et professionnel. De plus, la nécessité invoquée par le journal d’éviter des confusions avec d’autres professionnelles de la région n’est pas sans pertinence.
3. Pour ce qui est en revanche de l’obligation de la présomption d’innocence, le Conseil de la presse ne peut pas suivre le raisonnement du rédacteur en chef de «La Liberté». Dans sa pratique constante, le Conseil de la presse fait montre d’exigences minimales par rapport à la présomption d’innocence. Contrairement à ce que d’aucuns souhaiteraient, il ne saurait être question que les médias soient empêchés de rendre compte des affaires judiciaires en cours. Mais le fait qu’un jugement n’est pas exécutoire doit être clairement mentionné le cas échéant, ce que «La Liberté» a omis de faire en l’occurrence.
4. Concernant enfin les lettres de lecteurs, le Conseil de la presse rappelle qu’une rédaction est libre de les publier ou non. Est réservé le cas où un journal appliquerait un boycott systématique des lettres d’une personne – ce qui en l’occurrence n’est pas avéré.
III. Conclusions
1. La plainte est partiellement acceptée.
2. En omettant de mentionner que le jugement condamnant la psychiatre n’était pas exécutoire et encore susceptibles d’un recours, «La Liberté» a violé l’obligation de la présomption d’innocence (chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste»).
3. En revanche, dans l’article «La psychiatre avait abusé de son patient», «La Liberté» n’a pas violé les chiffre 1, 3 et 7 (identification) de la «Déclaration».
4. En ne publiant pas la lettre du plaignant, «La Liberté» n’a pas non plus violé le chiffre 5 de la «Déclaration».