Nr. 39/2019
Recherche de la vérité / Devoir de rectification

(X. c. «Le Temps»)

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I. En fait

A. 1) Le 12 avril 2018, «Le Temps» publie une interview d’une indépendantiste catalane qui a quitté l’Espagne pour s’établir à Genève. Titre de l’interview: «Marta Rovira: «Lorsque j’étais à Barcelone, je vivais dans une prison intérieure». La deuxième question du journaliste, Antoine Harari, se présente sous la forme d’une affirmation: «Le reste de l’Europe considère toujours l’Espagne comme une démocratie …».

A. 2) Le 18 avril 2018, sous la plume d’Adria Budry Carbó, «Le Temps» publie un article intitulé «A Genève, la Catalogne pousse son plan D». Le journaliste rend compte de la venue à Genève du président du parlement catalan, Roger Torrent, où il prend la parole dans une manifestation devant le Palais des Nations, pour ensuite rencontrer – de manière non officielle – des personnalités de l’ONU et des élus suisses. La «campagne de séduction à Genève [de Torrent] irrite l’ambassade espagnole», écrit notamment «Le Temps» en sous-titre.

A. 3) Le 1er juin 2018, «Le Temps» publie un éditorial de Luis Lema intitulé «En Espagne, une saccade du parlement pour changer d’époque». Cet éditorial commente la destitution du premier ministre Mariano Rajoy par le parlement, après que la justice ait constaté «l’existence d’un système de corruption ‹institutionnelle› qui faisait du PP [Partido Popular] davantage un distributeur illégal de prébendes qu’un parti politique œuvrant au bien commun».

B. Le 8 juillet, puis le 25 juillet 2018 sous forme améliorée, X. saisit le Conseil suisse de la presse. A son avis, les trois articles susmentionnés violent le chiffre 1 (rechercher la vérité) et 5 (rectifier toute information matériellement inexacte) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration»).
A propos de la question de l’interview mentionnée au chiffre A. 1), le plaignant estime que le journaliste «quitte la forme interrogative pour sous-tendre ses doutes personnel». Et cela sans avoir la qualification pour remettre en question le système politique espagnol.
Pour ce qui est de l’article évoqué en A. 2), le plaignant précise que le journaliste «visiblement embarrassé par la très faible affluence (…) sur la place des Nations, écrit qu’il y avait foule en parlant du nombre de micros et de caméras présents. Depuis quand une caméra TV n’est-elle pas équipée d’un micro? Comme si en additionnant l’un et l’autre, on voulait produire une illusion du nombre plus importante.» Il conteste encore que le Comité des droits de l’homme ait émis une résolution en faveur des indépendantistes. Il aurait seulement remis un accusé de réception précisant, entre autres, que «l’indication de l’adoption de mesures formulées par ledit comité ne saurait être contraignante» que par ailleurs «le gouvernement, en aucune façon, ne peut interférer avec les résolutions judiciaires» et qu’enfin «le droit à l’activité politique n’est pas un droit illimité».
Concernant enfin l’éditorial cité en A. 3), le plaignant reproche à l’auteur du commentaire de sous-entendre «que le parti de M. Rajoy est le principal voire le seul parti corrompu en Espagne». Mais il omettrait que «c’est en Catalogne que la corruption était (et est toujours) la plus importante». Selon le plaignant, c’est pour cacher l’ampleur de la corruption des 3% (3% de commission occultes sur tous les contrats publics) que Jordi Pujol aurait relancé le thème de l’indépendance.

C. «Le Temps» prend position le 5 septembre 2018, sous la plume de son rédacteur en chef, Stéphane Benoît-Godet. Il reproche au plaignant de n’avoir sélectionné que quelques articles publiés par le journal, en écartant de nombreux autres. Pour le rédacteur en chef, l’accusation de partialité pro indépendantiste ne tient pas la route, «Le Temps» ayant largement fait valoir les points de vue des différentes parties au conflit. A la demande du Conseil de la presse, «Le Temps» se détermine le 15 janvier 2019 de manière plus détaillée sur les trois articles particuliers cités sélectionnés par le plaignant dans sa plainte améliorée, cette fois sous la plume du co-rédacteur en chef Gaël Hürlimann.
A propos de l’interview mentionnée au chiffre A. 1), et en particulier la phrase «Le reste de l’Europe considère toujours l’Espagne comme une démocratie», le co-rédacteur en chef admet que le journaliste quitte la forme interrogative, mais que c’est pour contredire son interlocutrice et relancer l’interview – donc l’inverse de ce que le plaignant reproche au journal. Une technique par ailleurs courante dans les interviews.
Pour ce qui est de l’article évoqué en A. 2), le co-rédacteur en chef précise qu’il n’est nulle part mention dans l’article d’une «foule», mais de nombreux journalistes et de nombreuses caméras, ce qui correspond strictement à la réalité. De plus, se focaliser sur la présence médiatique est tout à fait logique, puisque c’était l’effet recherché par le leader catalan. Quant à la résolution du Comité des droits de l’homme, le journal estime qu’elle est rendue fidèlement, non pas en faveur des indépendantistes, mais «dans leur direction». «Dans le contexte, précise Gaël Hürlimann, cela doit se comprendre comme le fait que la prison préventive ne doit pas empêcher l’exercice des droits politiques, et c’est bien ce qu’a dit le comité des droits de l’homme.»
Concernant enfin l’éditorial disputé en A. 3), le co-rédacteur en chef réfute l’accusation du plaignant de sous-entendre que le parti de M. Rajoy serait le seul parti corrompu en Espagne. Et de citer l’extrait suivant de l’éditorial: «Cette omniprésence de la corruption a empoisonné l’Espagne depuis des décennies, comme une nécrose qui a tout pourri et qui a aggravé, d’une manière ou d’une autre, tous les grands maux dont souffre le pays: de la crise économique à la décrédibilisation de la classe politique, en passant aussi, hélas, par la question de l’indépendantisme catalan ou basque.»

D. Selon l’art. 13 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.

E. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Francesca Snider (vice-présidente) et de Max Trossmann (vice-président), a traité la présente prise de position le 26 août 2019 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Il est évident que la couverture d’une crise comme celle de l’indépendantisme catalan ne peut être que contrastée si l’on s’efforce de faire valoir les différents points de vue. Cela bien sûr n’autorise pas les erreurs de faits, mais le Conseil de la presse constate que de telles erreurs n’ont pas été démontrées par le plaignant. Au contraire, la réfutation détaillée des reproches concrets contenus dans la plainte apparaît comme convaincante. Le chiffre 1 de la «Déclaration» n’a donc pas été violé.

2. Comme le Conseil de la presse l’a dit à de nombreuses reprises, le chiffre 5 (devoir de rectification) de la «Déclaration» ne peut être violé si aucune «erreur matérielle» n’est constatée. Ce chiffre n’a donc pas non plus été violé.

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. En publiant l’interview «Marta Rovira: «Lorsque j’étais à Barcelone, je vivais dans une prison intérieure», l’article «A Genève, la Catalogne pousse son plan D», ainsi que l’éditorial «En Espagne, une saccade du parlement pour changer d’époque», «Le Temps» n’a violé ni le chiffre 1 (recherche de la vérité), ni le chiffre 5 (rectification) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».