I. En fait
A. Le 6 juin 2019, la «Tribune de Genève» titre en tête de page «Une»: «Nouvelle affaire gênante pour Genève Aéroport», et en sous-titre: «Un appel d’offres lié à la gestion du péril aviaire a fait l’objet d’une annulation». Le texte en «Une» précise: «C’est le même prestataire qui assure cette activité depuis vingt-cinq ans. Le dernier appel d’offres organisé pour renouveler ce marché à fait l’objet d’une contestation au motif de concurrence déloyale puis il a été retiré pour être republié.»
L’article publié à l’intérieur du journal, sous la plume de Chloé Dethurens, porte le titre suivant: «Une société a les faveurs de l’Aéroport depuis 25 ans». La journaliste rappelle d’emblée que les marchés publics à l’aéroport «sont au centre de l’attention depuis l’arrestation (récente) de son chef de la sûreté pour des soupçons de corruption. Et d’ajouter qu’un autre domaine fait parler de lui, celui de la prévention des collisions entre avions et oiseaux. Ce secteur «est géré par la même société depuis plus de 25 ans» et le premier appel d’offres n’a eu lieu qu’en 2013. L’Aéroport explique que la société en charge s’est développée parallèlement au développement aéroportuaire, mais qu’en 2013 la direction a estimé que ce marché avait pris trop d’ampleur. «Avant, précise son directeur, nous traitions selon une procédure de gré à gré. Or, l’envergure qu’a prise le domaine du péril animalier nous a poussés à lancer l’appel d’offres.» L’article poursuit qu’à l’époque la même société valaisanne a remporté le marché, au vu «de ses prestations et sa capacité à répondre au besoin formulé». Mais pour le journal, «un autre élément interpelle: les liens (d’amitié) entre le directeur de l’entreprise en question et l’ancien directeur des opérations de l’Aéroport, à la retraite depuis 2017». Cette information, répond l’Aéroport, «n’a jamais été cachée», même si le haut cadre n’a pas été écarté de l’évaluation. «Mais, précise le directeur de l’aéroport cité par la «Tribune de Genève», il s’avère que seule l’entreprise en question avait postulé. Et il n’y a eu aucun recours.»
Quant au second appel d’offres – attaqué par une société concurrente – la «Tribune de Genève» précise qu’il portait, outre la question du péril aviaire, «sur la sécurité liée aux incendies, sur la sécurité et la santé dans le lieu de travail ainsi que sur la gestion des déchets». L’aéroport précise enfin que suit au recours, l’appel d’offres sera revu et republié en septembre.
B. Le 18 juin 2019, la société BTEE SA, représentée par un avocat, saisit le Conseil suisse de la presse. Selon le plaignant, la «Tribune de Genève» aurait violé les chiffres 1 (recherche de la vérité), 2 (distinction entre l’information et les appréciations), 3 (traitement des sources et audition en cas de reproches graves), 5 (devoir de rectification) et 7 (identification) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» – ci-après «Déclaration».
D’une manière générale, le plaignant estime que «les titres et les sous-titres (…) ainsi que la manière dont l’article est rédigé sont emplis de sous-entendus qui font du tort à (notre) image». En particulier le lien que l’article établit entre les marchés publics de la sûreté et du péril animalier avec l’arrestation du chef de la sûreté pour des soupçons de corruption serait «une erreur déontologique crasse». Le requérant s’estime victime d’une atteinte à l’honneur «dès lors que l’on peut prétendre que ses liens d’amitiés avec l’ancien directeur des opérations sont (…) une source de problème alors que cette amitié qui s’est créée au fil des années de collaboration renforce encore plus le respect des relations qui unit le requérant à l’Aéroport».
Concrètement, le requérant affirme que le cahier des charges du second appel d’offres en sa possession ne portait que sur les prestations de prévention du péril animalier. La journaliste ferait un «doux mélange» avec l’appel d’offres de 2013 et le contrat qui s’en est suivi. D’ailleurs, la gestion de la déchetterie du FRET a été retirée au plaignant en 2018, suite à un appel d’offre qu’il aurait perdu.
Le plaignant relève par ailleurs que la journaliste auteur de l’article est l’épouse du journaliste de la RTS qui le 3 juin 2019 a diffusé un commentaire appelant à la démission de la Présidente et du Directeur général de l’Aéroport, soit quelques heures avant l’envoi d’un mail de ladite journaliste au plaignant.
Par ce message, la journaliste posait au plaignant des question concernant l’annulation de l’appel d’offres. Le requérant lui a répondu «que conformément à ses règles déontologiques internes, par respect pour ses clients, il ne communiquait jamais sur les contrats en vigueur et les potentiels contrats». La journaliste à son tour à répondu «qu’elle comprenait qu’il n’était pas possible de répondre à sa sollicitation».
A un courrier du plaignant, consécutif à la parution de l’article, adressant ses doléances au rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», ce dernier l’a prié de lui formuler une demande précise conformément à l’article 28g du Code Civil (droit de réponse). Le plaignant est d’avis que cette réponse «ne lui donne pas satisfaction».
Enfin, le requérant estime que les indications mentionnées dans l’article permettaient rapidement de l’identifier, même si le journal ne l’avait pas nommé.
En conclusion, le requérant sollicite «l’intervention du Conseil suisse de la presse auprès de la ‹Tribune de Genève› et la prise de sanctions». Il déclare qu’il se déterminera ultérieurement sur le dépôt d’une plainte pénale.
C. Le 26 août 2019, le rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», Frédéric Julliard, demande au Conseil de la presse de juger la plainte irrecevable, subsidiairement de la rejeter. Pour la «Tribune de Genève» en effet, «le plaignant a expressément mentionné qu’il entendait déposer en sus de la plainte adressée au CSP, une plainte pénale contre la ‹Tribune›.» Les reproches formulés dans la plainte ne posant pas de questions nouvelles et l’article n’ayant pas suscité de grand débat public, le Conseil de la presse ne devrait pas entrer en matière. Quant à la référence au compagnon de la journaliste et le «sous-entendu qui s’en dégage» le rédacteur en chef la juge «hautement diffamante». Ces suppositions n’étant nullement étayées, le Conseil de la presse ne devrait pas entrer en matière sur cet aspect également.
Quant aux violations alléguées de la «Déclaration», le rédacteur en chef estime que tous les titres «sont couverts par les faits résultant de l’enquête», et qu’on ne saurait prétendre qu’ils sont emplis de sous-entendus. Quant à l’article lui-même, «le lien qui est fait entre les précédents de soupçons de corruption de l’ancien chef de la sûreté et la manière dont a été géré depuis plus de 25 ans le secteur de la prévention contre le péril aviaire est une mise en contexte de l’actualité autour de Genève Aéroport laquelle répond au besoin d’information du public».
Concernant l’obligation d’audition lors de reproches graves, le rédacteur en chef fait remarquer que c’est le plaignant qui a souhaité ne pas s’exprimer. De plus, l’article n’accuse le plaignant ni d’un comportement illégal, ni même d’un comportement malhonnête, puisque ses liens d’amitié étaient connus de la direction de l’Aéroport.
Pour ce qui est du devoir de rectification, le rédacteur en chef reconnaît qu’il y a eu confusion sur les contenus respectifs des appels d’offre de 2013 et 2019. Mais il n’en a été conscient qu’en préparant la réponse à la présente plainte, et assure que l’erreur factuelle sera «immédiatement rectifiée tant sur la version en ligne que sur le papier».
Pour ce qui est du chiffre 7 de la «Déclaration», le rédacteur en chef fait valoir que ni le nom du plaignant, ni celui de l’entreprise, n’est cité. «L’article (…) ne donne aucune information permettant une identification qui va au-delà du cercle familial, social et professionnel du plaignant». D’ailleurs, estime le rédacteur en chef, il aurait même été justifié de mentionner l’identité de l’entreprise – ce que le journal n’a pas fait: «En effet, elle s’est vue confier la gestion d’une tâche publique, comportant une responsabilité sociale indéniable».
D. Selon l’art. 13 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.
E. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Casper Selg et Max Trossmann (vice-présidents), a traité la présente prise de position le 22 mai 2020 par voie de correspondance.
II. Considérants
1. Le Conseil de la presse doit-il ne pas entrer en matière, du fait que le plaignant déclare qu’il se déterminera ultérieurement sur le dépôt d’une plainte pénale? A son article 11 al. 1, le règlement du Conseil de la presse stipule qu’il n’entre pas en matière si une procédure parallèle a été initiée ou si elle est prévue. Le plaignant ne s’étant pas encore déterminé, cet article du règlement ne s’applique pas. A noter que le Conseil suisse de la presse s’est toujours interdit de lier le traitement d’une plainte à un engagement de ne pas saisir la justice ultérieurement, car il estime que le droit de saisir la justice est un droit fondamental.
2. Si donc le Conseil de la presse entre en matière, il rappelle en revanche qu’il n’est nullement en mesure de «prendre des sanctions», comme le réclame à tort le plaignant.
3. En ce qui concerne les sous-entendus du plaignant touchant les liens privés entre la journaliste et son compagnon, également journaliste, le Conseil de la presse ne saurait s’y attarder. Ils ne sont nullement étayés. Et au vu des polémiques entourant la gestion de l’Aéroport, comment s’étonner que plus d’un média genevois s’y intéresse?
4. La «Tribune de Genève» a-t-elle commis une «erreur déontologique crasse» en liant l’annulation d’une mise au concours sur la sécurité aviaire à l’arrestation du chef de la sûreté pour des soupçons de corruption? Le Conseil de la presse estime que ce n’est pas le cas. Dans le contexte des soupçons de corruption entourant l’Aéroport de Genève, traiter du recours contre cette mise au concours – bien que touchant à un autre domaine – était évidemment d’intérêt public et il n’était que naturel de faire le lien incriminé. Il convient d’ailleurs de relever que l’article disputé met clairement en cause l’Aéroport, et non l’entreprise plaignante, comme en témoigne clairement le titre de la «Une» du journal («Nouvelle affaire gênante pour Genève Aéroport»). La «Tribune de Genève» n’a pas violé le chiffre 1 de la «Déclaration».
5. Le plaignant allègue une violation du chiffre 2 de la «Déclaration» (séparation entre l’information et le commentaire) mais ne l’étaye en aucune façon. Ce chiffre n’est pas violé.
6. Comme le précise le plaignant lui-même, c’est lui qui a souhaité ne pas s’exprimer dans l’article contesté. Il n’a pas non plus donné suite à une invitation du journal à user de son droit de réponse conformément au Code Civil. Enfin, comme le relève avec à propos la «Tribune de Genève», l’article n’émet pas de «reproches graves» au sens de la pratique du Conseil de la presse. Quant au traitement des sources, la plainte ne mentionne pas dans quelle mesure elle serait concernée. Le chiffre 3 de la «Déclaration» n’est pas violé.
7. Comme le reconnaît son rédacteur en chef, la «Tribune de Genève» a commis une erreur matérielle en ce qui concerne l’objet précis de l’appel d’offres. Mais dans la mesure où le journal s’est engagé à rectifier cette erreur dès qu’il en a eu conscience, il n’a pas violé le chiffre 5 de la «Déclaration».
8. Concernant enfin la violation alléguée du chiffre 7 (identification) de la «Déclaration», le Conseil de la presse constate d’une part que l’entreprise n’est pas nommée, d’autre part qu’aucune indication non essentielle à la compréhension de l’article n’est livrée. De plus, poser la question d’éventuels liens discutables entre cette entreprise et l’Aéroport était clairement d’intérêt public dans le contexte déjà mentionné. Le chiffre 7 de la «Déclaration» n’est pas violé.
III. Conclusions
1. La plainte est rejetée.
2. En publiant l’article «Une société a les faveurs de l’Aéroport depuis 25 ans» et en titrant en tête du journal «Nouvelle affaire gênante pour Genève Aéroport», la «Tribune de Genève» n’a pas violé les chiffres 1 (recherche de la vérité), 2 (distinction entre l’information et les appréciations), 3 (traitement des sources et audition en cas de reproches graves), 5 (rectification) et 7 (identification) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».