I. En fait
A. Le 27 novembre 2022 les journaux «Tribune de Genève», «Le Matin Dimanche» et «24 heures» qui font tous partie du groupe Tamedia publient un article signé de Nicolas Pinguely et intitulé: «Crise du logement: Des régies feraient passer des hausses déguisées de loyers». Dans l’article un couple qui a emménagé dans son nouvel appartement au Grand-Lancy (GE) en automne 2021 témoigne: À leur arrivée le loyer s’élève à 2200 francs, auxquels s’ajoutent 500 francs de charges et 180 francs pour une place de parking. Au bout d’environ six mois, ils reçoivent une facture de charges de 1250 francs supplémentaires. Ils s’expliquent ce montant par la hausse des prix du gaz et du pétrole et le règlent. Mais le décompte exact montrera que seuls 200 francs sont dus à ces hausses. Le reste doit servir à financer d’autres charges: le concierge, l’ascenseur, les ampoules. Selon l’Association de défense des locataires Asloca, il s’agit d’«une sale manœuvre de certaines régies». En maintenant les charges à un niveau artificiellement bas, on évite que les nouveaux locataires ne fassent opposition à des loyers initiaux trop élevés. De son côté, la régie Livit qui gère l’immeuble en question, parle d’une différence apparue lors du décompte final. Or le locataire précédent de la famille payait également 2200 francs de loyer pour l’appartement, mais seulement environ 250 francs de charges pour le chauffage. Si l’on considère les décomptes, après la relocation l’appartement coûtait 400 francs de plus par mois. Lorsque la famille demande une adaptation de l’acompte pour les charges – afin de ne pas devoir payer 1250 francs tous les 6 mois – ils reçoivent un nouveau contrat. Au loyer de l’appartement de 2200 francs s’ajoutent désormais 1100 francs de charges. Les locataires saisissent la commission des baux et loyers pour s’opposer. Pour l’Asloca, cette hausse des frais d’entretien est inexplicable. Livit de son côté précise que les montants ne sont qu’une avance censée couvrir les charges le plus précisément possible. Sur demande, la régie reconnait avoir fait une erreur et dit vouloir contacter le couple.
B. Le 14 décembre 2022, Me Pascal Pétroz saisit le Conseil suisse de la presse au nom de l’Union suisse des professionnels de l’immobilier (USPI) de Genève. La plaignante estime que l’article contesté viole plusieurs chiffres de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après: «Déclaration»): les chiffres 1 (recherche de la vérité), 2 (liberté d’information), 3 (sources/audition lors de reproches graves), 5 (rectification) et 7 (accusations gratuites).
Pour l’USPI la régie immobilière Livit a seulement commis une erreur, tandis que le journaliste en construit une pratique abusive. La plaignante soutient qu’il est parfaitement faux d’appeler cela une «méthode», une «manœuvre» et une «pratique». Il ne s’agit que d’une pure spéculation du journaliste, présentée aux lectrices et lecteurs comme une vérité. En outre chaque locataire a le droit de contester juridiquement pas seulement le loyer initial, mais aussi les décomptes ultérieurs abusifs. A ce jour aucun jugement n’a été rendu dans ce cas. De plus le journaliste ne cite qu’un cas isolé mais en construit une pratique abusive généralisée des régies. Or aucun élément ne permet d’affirmer que cela puisse être reproché à l’ensemble des régies. L’emploi du conditionnel dans le titre («Des régies feraient passer») ne suffit pas à changer la perspective, d’autant moins que l’indicatif est utilisé dans le reste du texte. Selon la plaignante c’est une violation du chiffre 1 (recherche de la vérité) de la «Déclaration».
En outre la plaignante reproche au journaliste de ne pas lui avoir demandé de prendre position pour défendre les intérêts de ses membres. En effet, l’extension des accusations à «certaines régies» affecte l’ensemble des membres de l’USPI. En ne les contactant pas, le journaliste viole aussi la chiffre 3 de la «Déclaration». Le fait de se contenter uniquement des déclarations des locataires concernés et du récit de l’Asloca, sans interroger les représentants des régies et bailleurs porte des accusations gratuites à l’endroit de Livit et viole le chiffre 7 de la «Déclaration».
Selon la plaignante les normes déontologiques s’appliquent aussi aux commentaires et aux lettres de lecteurs. L’article publié a eu un effet boule de neige. De même que l’article se focalise entièrement sur les locataires, les commentaires extrêmement virulents sont également dirigés contre l’ensemble des régisseurs. Il s’agit d’un subjectivisme certain et injustifié. Les critiques visant les régies dans leur ensemble doivent être effacés. Cela viole le chiffre 5 de la «Déclaration», le devoir de rectification.
C. Par courrier du 17 janvier 2023, le Conseil de la presse demande à Tamedia de prendre position tout en précisant qu’il ne traitera que les chiffres 1 et 3, comme l’y autorise l’art. 17 al. 2 du règlement du Conseil de la presse. Le 27 février 2023, Christine Gabella, directrice et Bill Chappex, conseil juridique de Tamedia prennent position pour les trois titres et demandent que la plainte soit rejetée. Ils font valoir qu’il serait difficile de comprendre comment la plaignante et ses membres seraient mis en cause dans l’article, alors qu’aucune allusion n’est faite à leur sujet. En ce qui concerne la généralisation d’un cas isolé le texte ne contient que deux références au pluriel, précédés une fois par «des» et une fois par «certaines» – donc un nombre limité de régies. Ni le terme «méthode» ni le mot «pratique» et «pratique abusive» n’apparaissent dans le texte, seul le mot «manœuvre» a été utilisé par l’intervenant de l’Asloca. Le fait qu’aucun tribunal n’ait encore statué à ce sujet est mentionné dans l’article et ne trompe pas les lecteurs. La hausse déguisée des loyers ne serait d’ailleurs pas une «pure spéculation» ou une «accusation gratuite»: elle est réellement observable. Le chiffre 1 de la «Déclaration» n’est pas violé. Le chiffre 3 ne l’est pas non plus: une seule régie est mise en cause, et non l’USPI ou l’ensemble des régies dans le canton. Quand à Livit elle a été confrontée aux accusations et a pu prendre position.
D. Selon l’art. 13 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse de la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure. Les parties en ont été informées le 4 avril 2023.
E. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Susan Boos (présidente), Jan Grüebler, Annik Dubied (vice-présidents) et Ursina Wey (directrice), a traité la présente prise de position le 25 mars 2024 par voie de correspondance.
II. Considérants
1. En ce qui concerne la violation du chiffre 1 (vérité) la plaignante déplore qu’on fasse d’une erreur de la régie une pratique abusive. Elle le prouve principalement par trois mots qui seraient destinés à mettre les lectrices et lecteurs sur une fausse piste: «méthode», «pratique» et «sale manœuvre». Ils sont mentionnés (à plusieurs reprises) entre guillemets dans la plainte. Le Conseil de la presse constate cependant que ni le terme «méthode» ni le mot «pratique» et «pratique abusive» n’apparaissent dans le texte. L’accusation «sale manœuvre» en revanche oui. Mais il s’agit d’une citation directe de l’avocat de l’Asloca et non pas d’un reproche du journaliste. La phrase «Cela permet d’éviter que le nouveau locataire s’oppose dans les 30 jours légaux au loyer initial, en lui cachant sciemment ce qu’il devra réellement payer» est l’explication ou le résumé d’une citation précédente de cet avocat. En fait, le décompte en question n’est arrivé que plusieurs mois après l’expiration du délai de contestation du loyer initial. Le mot «abus» apparaît dans le lead, comme une explication générale du fait qu’une séparation étendue des charges et du loyer «permettrait des abus». Cette évaluation est faite indépendamment d’un cas ou d’une régie concrète.
Le fait qu’aucun tribunal n’ait encore statué à ce sujet ne sert pas non plus de preuve. C’est en effet ce qui est mentionné dans l’article. Seul le mot «déguisée» parait dans le titre (hausse déguisée). Il reste quand même vrai que le couple en question a subi une hausse de ses dépenses pour l’appartement, même s’il s’agissait d’une erreur. L’affirmation qu’il s’agirait de «certaines régies» est elle aussi une citation de l’Asloca. Il est vrai que le journaliste aurait dû demander des preuves de cette affirmation. Mais de là à affirmer que le journaliste a violé le devoir de rechercher la vérité, il y a un pas que le Conseil de la presse ne franchit pas. D’autant moins que la régie concernée a pu s’exprimer et rejeter les reproches de l’Asloca. Le chiffre 1 (vérité) de la «Déclaration» n’est donc pas violé.
2. Selon le chiffre 3 de la «Déclaration», les journalistes ont le devoir de ne publier que les informations, les documents, les images et les sons dont l’origine est connue. La directive 3.8 (audition lors de reproches graves) prévoit: En vertu du principe d’équité (fairness) s’informer des différents points de vue des personnes impliquées fait partie du métier de journaliste. Si des reproches graves sont formulés, les journalistes ont pour devoir, conformément au principe «audiatur et altera pars», de donner aux personnes concernées la possibilité de prendre position. Les reproches sont considérés comme graves lorsqu’ils font état de comportements gravement répréhensibles ou sont susceptibles de nuire sévèrement à la réputation de quelqu’un.
Dans le cas présent la régie immobilière Livit, à l’adresse de laquelle ces accusations ont été faites, a eu l’occasion de prendre position, ce qui se reflète même dans l’intertitre. Même si l’article laisse entendre que d’autres régies auraient le même comportement, il n’est pas nécessaire de donner la parole à une organisation supérieure, comme l’USPI Genève. Aucun reproche grave ne lui est directement adressé, l’organisation n’est même pas mentionnée. La directive 3.8 (audition lors de reproches graves) n’est pas violée.
3. En ce qui concerne les autres revendications de la plaignante (ordonner d’effacer l’articles litigieux ainsi que les courriers des lecteurs y relatifs), le Conseil de la presse n’en n’a pas le pouvoir.
III. Conclusions
1. La plainte est rejetée.
2. En publiant l’article «Crise du logement: Des régies feraient passer des hausses déguisées de loyers» les quotidiens «Tribune de Genève», «Le Matin Dimanche» et «24 heures» n’ont pas violé les chiffres 1 (vérité), 3 (audition lors de reproches graves) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».