I. En fait
A. Spencer Tunick est un artiste new-yorkais qui s’est acquis une réputation internationale pour avoir photographié, en plusieurs sites urbains, des motifs variés constitués de centaines voire de milliers de nus assemblés. Le 20 juillet 2002, près de 1.300 personnes se rendent volontairement sur l’arteplage neuchâteloise d’Expo 02 pour y être photographiées nues collectivement par Spencer Tunick. De manière assez prévisible, des dizaines d’employés d’Expo 02, de journalistes et de photographes assistent aussi bien aux préparatifs qu’à la prise des images définitives.
B. Le 21 juillet 2002, le journal «Le Matin» publie, dans son édition dominicale, un article intitulé «Tous nus devant l’objectif». Ce papier est illustré par deux photos, dont l’une – la plus grande, signée Stéphane Gerber, Reuters – autorise assez clairement l’identification de quatre ou cinq personnes, entièrement dévêtues, en train de se rendre à l’une des séances proprement dites de photographies collectives.
C. Le 23 juillet 2002, «L’Express» de Neuchâtel et «L’Impartial» de La Chaux-de-Fonds mettent en cause, dans leurs pages communes, «le voyeurisme» de certains photographes de presse qui ont pris des clichés en gros plans de personnes nues ayant participé à l’événement artistique organisé par Spencer Tunick. Un billet d’humeur accompagne l’article principal. Une journaliste y fait allusion à la photo publiée par «un journal du dimanche».
D. Toujours le 23 juillet 2002, en se référant partiellement aux articles sus-mentionnés (lettre C), l’Association neuchâteloise des journalistes (ci-après l’ANJ) adresse au Conseil suisse de la presse une plainte contre le journal «Le Matin dimanche». L’ANJ reproche à ce dernier d’avoir publié la photo signée «Stéphane Gerber, Reuters» sans avoir sollicité l’accord préalable des personnes nues reconnaissables figurant sur le document incriminé. L’ANJ estime qu’en agissant de la sorte, le journal «Le Matin dimanche» porte atteinte à la sphère privée des personnes concernées et qu’il contrevient ainsi aux dispositions des chiffres 7 et 8 de la «Déclaration des droits et des devoirs du / de la journaliste».
E. Le 26 août 2002, Peter Rothenbühler, Rédacteur en Chef du journal «Le Matin», prend position au sujet de la plainte de l’ANJ. Après avoir précisé que «Le Matin» avait reçu la photo incriminée de l’Agence Reuters, le Rédacteur en Chef prétend avoir présumé que cette agence avait pris le cliché avec le consentement des organisateurs et des personnes participantes à l’événement artistique. Peter Rothenbühler ajoute que des recherches ultérieures ont démontré que pour d’autres manifestations similaires, il avait été convenu avec les photographes de presse à quel moment et dans quelles conditions les personnes participantes pouvaient être photographiées, ce qui n’avait probablement pas été le cas à Neuchâtel le 20 juillet 2002. Il conclut son dispositif de défense en rappelant que le journal d’Expo 02 avait lui aussi publié des photos de la manifestation artistique du 20 juillet 2002 sur lesquelles plusieurs personnes nues étaient parfaitement reconnaissables.
F. Le 30 août 2002, le Conseil suisse de la presse confie à sa 2ème Chambre le soin de traiter la plainte. La Chambre est composée pour ce cas de Mmes Sylvie Arserver et Nadia Braendle ainsi que de MM. Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Dominique von Burg.
G. La 2ème Chambre a examiné la plainte lors de sa séance du 31 octobre 2002.
II. Considérants
1. La plainte déposée par l’ANJ contre le journal «Le Matin» soulève, sans ambiguïté aucune, deux questions fondamentales: d’une part celle du respect de la sphère privée, d’autre part celle du respect de la dignité humaine. La plainte doit, dès lors, être référée aux chiffres 7 (respect de la vie privée) et 8 (respect de la dignité humaine) de la «Déclaration des devoirs». A cet égard, l’ancrage référentiel proposé par l’auteur de la plainte lui-même est pertinent.
2. Le journal «Le Matin» contrevient-il au principe du respect de la sphère privée en publiant une photo sur laquelle sont reconnaissables quatre ou cinq femmes entièrement dévêtues qui se déplacent de quelques dizaines de mètres afin d‘ être photographiées avec des centaines d’autres femmes ? Une appréciation spontanée de la situation permettrait de répondre par l’affirmative à cette interrogation, ce d’autant plus que, pour cette séquence spécifique du déroulement de la manifestation artistique organisée par Spencer Tunick, les personnes concernées n’ont pas été photographiées toutes nues sur la base d’un consentement exprès de leur part. Cette première thèse appelle toutefois une antithèse induite par la problématique du statut de la manifestation. Cette dernière revêtait-elle un caractère essentiellement privé ou plutôt public ? Dans toutes les villes où Spencer Tunick photographie des mosaïques de nus assemblés par centaines ou milliers, de nombreux photographes de presse ainsi que du personnel technique assistent aux opérations. Toutes les personnes qui, le 20 juillet 2002, ont participé aux séances de photographies collectives de Neuchâtel le savaient, auraient pu ou dû le savoir. Cette présence aussi incontournable que constante, importante et connue de photographes et de personnel technique lors des photographies collectives réalisées par Spencer Tunick rend à elle seule discutable le caractère privé de la manifestation. Il y a plus. Par le nombre des participants et les sites sur lesquels se déroulent les prises d’images effectuées par Spencer Tunick, les différentes opérations nécessaires à la réalisation de ces photos d’art présentent un aspect substantiellement public. Cet aspect public est, de surcroît, accrédité par l’hétérogénéité sociologique presque absolue du groupe des personnes qui acceptent de se faire photographier nues collectivement. D’une certaine manière, le seul point commun entre ces personnes réside dans ce simple consentement. La plupart d’entre elles ne se connaissaient pas avant d’être photographiées ensemble. A contrario, si la plupart de ces personnes avaient été liées par l’appartenance commune à une institution ou à un mouvement – tel que, par exemple, les naturistes – la sphère de déploiement des opérations photographiques eût été plus privée.
Les directives relatives à la «Déclaration» établissent opportunément une corrélation très étroite entre le respect de la vie privée et la sphère privée. A cet égard, la directive 7.1 enjoint au journaliste de renoncer à toute forme de harcèlement notamment par une intrusion dans le domicile, incarnation par excellence de la sphère privée. Les quelque 1.300 personnes qui ont accepté de se faire photographier nues collectivement le 20 juillet 2002, sur l’arteplage de Neuchâtel, ont implicitement quitté la sphère privée renonçant par là même à la vigoureuse protection que cette dernière confère à la vie privée. En acceptant d’évoluer nues dans un espace substantiellement public pour le moins semi-ouvert elles se sont, certes involontairement, soumises au risque manifeste d’être photographiées en gros plans par des dizaines de personnes. Le fait avéré que plusieurs personnes nues aient elles-mêmes photographié d’autres personnes nues lors du déroulement des opérations vient comme souligner l’inévitabilité des dérapages constatés et des risques encourus. Dans sa prise de position 50/2001 dans le cas M. c. «20 Minuten», le Conseil de la presse a traité comme suit la problématique du risque d’identification d’une personne participant à une manifestation publique: «Celui qui, consciemment et de son propre chef, manifeste en un lieu public en faveur d’une cause do
it s’attendre à une couverture de l’événement par les médias, le cas échéant à la publication d’illustrations permettant d’en identifier les acteurs ou, à tout le moins, en envisager l’éventualité. Au contraire de circonstances privées exigeant l’accord des personnes concernées par respect de la sphère privée, les journalistes ne doivent pas requérir, dans de tels cas, l’autorisation de prendre des photos ou de filmer.» Bien que l’analogie entre une manifestation politique publique et les préparatifs permettant de photographier collectivement 1.300 personnes nues ne soit que ténue, la prise de position 50/2001 sert à éclairer le traitement de la plainte de l’ANJ contre «Le Matin».
3. La plainte de l’ANJ contre «Le Matin» peut également être abordée en référence au chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs». Ce dernier pose le principe du respect de la dignité humaine. Intrinsèquement, la publication d’une photo qui permet de reconnaître une personne nue, photographiée sans son consentement exprès, contrevient certes au principe général du respect de la dignité humaine. Mais ici encore, les personnes évoluant dans un espace public partiellement ouvert pour être photographiées nues collectivement se privent, en quelque sorte, des barrières protectrices que la sphère privée érige autour de leur dignité. En publiant la photo controversée du 20 juillet 2002, «Le Matin» a peut-être enfreint l’esprit du principe du respect de la dignité humaine, mais non sa lettre telle qu’il est possible de la dériver d’une mise en perspective du chiffre 8 de la Déclaration des devoirs avec le chiffre 7.1 des Directives de la Déclaration des devoirs. Le chiffre 8 de la Déclaration établit, par ailleurs, un lien étroit entre le respect de la dignité humaine et l’interdiction de toute discrimination fondée, entre autres, sur le sexe des personnes. La photo controversée publiée par «Le Matin» ne représente que des femmes. C’est hautement regrettable, mais il paraît évident que ce faisant, «Le Matin» n’a pas eu l’intention de les discriminer. On en veut pour preuve que la petite photo surplombant la grande, controversée, montre deux hommes nus dont le phallus est très visible.
4. Au surplus, la photo montrant une quinzaine de femmes en train de se rendre à l’une des séances proprement dites de pose collective constitue manifestement une image de groupe qui ne met en évidence ni une personne en particulier, ni des détails anatomiques spécifiques. Dès lors, la composition même de cette photo soustrait plus encore sa publication à la présomption d’une possible violation des chiffres 7 et 8 de la «Déclaration des devoirs»
III. Conclusions
1. La plainte de l’ANJ est rejetée.
2. En publiant une photo sur laquelle étaient reconnaissables des femmes nues participant à la manifestation de Spencer Tunik le 20 juillet 2002 à Neuchâtel, «Le Matin» n’a enfreint aucune des dispositions de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» en raison du caractère substantiellement public de cet événement. La photo montrant une quinzaine de femmes en train de se rendre à l’une des séances proprement dites de pose collective constitue manifestement une image de groupe qui ne met en évidence ni une personne en particulier, ni des détails anatomiques spécifiques.