Nr. 53/2006
Respect de la vie privée / Publication du nom / Discrimination

(Cramer c. «GHI») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 3 novembre 2006

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I. En Fait

A. Dans son édition des 12 et 13 juillet 2006, l’hebdomadaire «GHI» a publié en page 4, sous la signature de Christine Zaugg, rédactrice en chef adjointe, un article intitulé «Arrestation pour déprédations» – «Le fils d’un conseiller d’Etat à Champ-Dollon», avec comme sous-titre «Suite à une enquête policière, le fils de Robert Cramer a été déféré devant la justice». L’article est en outre accroché en Une par le titre «Arrêté pour déprédations – Exclusif – Le fils d’un conseiller d’Etat à Champ-Dollon». Il fait également l’objet de l’affichette de «GHI» sous le titre «Exclusif- Le fils d’un conseiller d’Etat à Champ-Dollon». L’article figure enfin sur le site internet de l’hebdomadaire, et à la fin de l’article en page 4, les lecteurs sont invités à utiliser le site pour exprimer leur opinion et à faire part de leur réaction sur cette information.

B. Le 19 juillet 2006, Robert Cramer, représenté par un avocat, a déposé plainte auprès du Conseil suisse de la presse. Il signale que ni son fils ni lui n’ont été sollicités par «GHI» de donner leur avis préalablement à la publication. Il estime que celle-ci viole le chiffre 7 (Respect de la vie privée) et 8 (Discrimination) de la «Déclaration des devoirs et droits du / de la journaliste».

Le plaignant estime qu’il n’y a aucun lien entre sa fonction politique et les agissements reprochés à son fils. Or la publication incriminée a permis au grand public d’identifier son fils comme étant poursuivi pénalement, alors qu’aucun intérêt public prépondérant ne justifie une telle identification.

En outre le plaignant estime que la révélation du fait que son fils est rentier AI et qu’il aura 23 ans le mois suivant, est discriminante et stigmatisante, comme le montrent selon lui les réactions du public dans le forum internet ouvert par «GHI». Une telle révélation n’était pas nécessaire à la compréhension du récit.

C. Le 15 septembre 2006, «GHI», également assisté par un avocat, a réfuté la plainte comme dénuée de fondement. Le protection de la vie privée, fait valoir l’hebdomadaire, n’est pas absolue, notamment quand l’intérêt public est concerné. En l’espèce, Robert Cramer occupe une haute fonction politique et il est le responsable de la lutte contre les tags (le délit incriminé). Les décisions du magistrat dans ce contexte pourraient être influencées par sa situation familiale. Les agissements du fils du plaignant concerne tout citoyen du fait qu’ils touchent le domaine public de la Ville de Genève. Il y a donc, selon «GHI», un lien direct entre la fonction du magistrat et l’agissement de son fils, ce qui justifie la mention du nom du plaignant.

De même, «GHI» estime que la mention de l’invalidité du fils du plaignant était nécessaire à la compréhension du récit, car indiquant qu’il n’était peut-être pas en mesure de prendre la pleine mesure de ses actes. Cette mention constituerait même un facteur atténuant. En outre, cette mention n’aurait rien de honteux ni de discriminant: «Il s’agit d’un simple fait».

D. Les parties ont précisé leur point de vue dans un échange ultérieur de correspondance.

E. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Sylvie Arsever (présidente) et Nadia Braendle, ainsi que de Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali. La présidente de la 2ème Chambre a rejeté une demande de récusation de «GHI» à l’encontre de Dominique von Burg. Le fait que ce dernier, alors rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», n’ait pas repris l’information paru dans «GHI» ne constitue pas une restriction essentielle de sa capacité d’adopter une position impartiale (art. 11 du Règlement du Conseil suisse de la presse).

F. La 2ème Chambre a traité la plainte lors de sa séance du 3 novembre 2006 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. a) La «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» commande au chiffre 7 de respecter la sphère privée, «pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire». En particulier le nom d’un prévenu ne doit pas faire l’objet d’une publication et un article ne doit pas contenir de détails permettant son identification, sauf intérêt public prépondérant. Un tel intérêt existe lorsque la personne en cause exerce un mandat politique ou une fonction d’Etat et lorsqu’il est accusé d’avoir agi de manière incompatible avec cette qualité.

b) Le département que dirige Robert Cramer est en charge de la lutte contre les agissements dont son fils est accusé. Mais le magistrat n’est pas personnellement impliqué dans ces agissements. Il n’a pas davantage de fonction juridictionnelle s’agissant de sanctionner les contrevenants. Il ne peut guère plus être tenu pour responsable des actes de son fils majeur. Dès lors, les faits relatés dans l’article ne recèlent pas, de l’avis du Conseil de la presse, un intérêt public prépondérant qui justifierait le non-respect du principe d’anonymat. Un tel intérêt public existerait à partir du moment où le plaignant utiliserait les ressources de sa fonction pour protéger son fils. Sur la base du dossier qui lui a été soumis, le Conseil suisse de la presse n’a trouvé aucun élément permettant de conclure que le magistrat a agi ou aurait l’intention d’agir en la circonstance de manière incompatible avec les devoirs de sa charge. Les exceptions permettant de déroger au principe de l’anonymat ne sont donc pas réalisées dans le cas d’espèce.

3. a) Selon le chiffre 8 de la «Déclaration» (Discrimination), le/la journaliste doit éviter «toute allusion (…) à toute maladie ou handicap d’ordre physique ou mental, qui aurait un caractère discriminatoire». La directive 8.1 précise que, «lorsqu’une information porte sur un délit, des indications touchant (…) une maladie ou un handicap d’ordre physique ou mental peuvent être admises pour autant qu’elles soient nécessaires à la compréhension du récit (…) Une attention particulière sera accordée au fait que ces indications peuvent renforcer les préjugés contre des minorités.»

b) En l’espèce il y a lieu d’examiner séparément deux éléments: le fait de révéler que le fils du plaignant est au bénéfice d’une rente AI est-il utile à la compréhension du récit? «GHI» l’affirme, mais n’apporte pas d’élément convaincant à l’appui de cette thèse. Le fait d’être un rentier AI ne prédispose en aucune manière à commettre le genre d’acte à l’origine de l’inculpation du fils du plaignant.

Cette révélation est-elle stigmatisante? En soi, le fait d’être au bénéfice d’une rente AI n’est pas une tare. Il n’empêche que dans le contexte de ces dernières années, certains courants politiques n’ont cessé de dénoncer les «profiteurs» qui «abusent» selon eux de l’AI. L’affirmation de «GHI» selon laquelle «cette mention n’a (…) rien de honteux ni de discriminant» est contredite, selon le dossier soumis au Conseil suisse de la presse, par au moins 3 des 8 opinions de lecteurs exprimées sur le site de «GHI», qui stigmatisent le comportement en question en se référant au statut AI. «Lui supprimer sa rente AI. Selon l’article, il a 23 ans et bénéficie d’une rente AI. Et c’est comme cela qu’il remercie le pays qui l’entretient»; « J’aimerais bien savoir pourquoi il est à l’AI à son jeune âge. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’abus avec toutes ces aides»; «Alors là, c’est parfaitement vrai, il y a des abus (…) il suffit d’avoir des poils dans la main (…) du moins c’est ce qu’on constate avec ces nombreux jeunes qui sont déjà à l’AI». Etablir un lien de causalité entre le statut de rentier AI et le comportement délictueux est visiblement de nature à renforcer les préjugés contre cette c
atégorie sociale.

En résumé, «GHI» a violé le chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs» (Discrimination) en livrant en pâture au public une information non nécessaire à la compréhension du récit et susceptible de faire apparaître le fils du plaignant comme un «profiteur» doublé d’un «ingrat».

III. Conclusions

1. La plainte est admise.

2. En révélant, sans qu’un intérêt public prépondérant le justifie, l’identité du fils du conseiller d’Etat genevois Robert Cramer à travers le nom de son père, non impliqué personnellement dans le fait relaté, «GHI» a violé le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».

3. En indiquant que ce fils est le bénéficiaire d’une rente AI sans que cette révélation soit nécessaire à la compréhension du récit, «GHI» a violé le chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».