Nr. 14/2004
Recherche de la vérité / Présomption d’innocence / Equité

(Richard et Consorts c. «La Liberté» / «Le Courrier») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 6 février 2004

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I. En fait

A. Le 18 juin 2003, «La Liberté» publie un article important (près d’une page de journal) intitulé «Casseroles françaises pour l’émissaire de Hersant en Suisse». Sous la plume d’un correspondant de Toulouse, l’article rappelle les avatars judiciaires qu’a connu en France le représentant de la Maison d’édition Hersant en Suisse, Jacques Richard. On y apprend que ce dernier a fait appel d’une condamnation prononcée par le Tribunal de Lille à six mois avec sursis et 6000 euros d’amende, pour des faits remontant à 1993 dans le cadre d’une procédure d’appel d’offre. Selon cette condamnation, M. Richard (alors employé par un autre groupe de presse) se serait rendu coupable de «recel de biens» et d’ «abus de confiance». Dans le même article, Jacques Richard affirme qu’il est serein et qu’il devrait être blanchi. L’article rappelle en outre «deux sombres affaires antérieures» impliquant M. Richard. L’une s’est soldée par une relaxe générale pour prescription. M. Richard a également été relaxé dans l’autre affaire, qui toutefois ne serait pas terminée selon «La Liberté». L’article de «La Liberté» est repris entièrement dans l’édition du «Courrier» du même jour.

B. Le 2 juillet 2003, «La Liberté» rend compte du verdict de la Cour d’appel. L’article, de longueur moyenne, titre sur la condamnation à 3000 euros d’amende pour «recel de délit de favoritisme». Dans la deuxième partie du compte-rendu on rappelle les peines beaucoup plus lourdes infligées en 1ère instance, sans préciser que la condamnation pour abus de confiance n’a pas été confirmée. Il est enfin précisé que M. Richard n’a pas souhaité s’exprimer. A nouveau, le même article est publié dans «Le Courrier».

C. Le 26 août 2003, Jacques Richard et les sociétés suisses qu’il administre saisissent le Conseil suisse de la Presse. La plainte vise les sociétés éditrices des deux quotidiens, ainsi que le rédacteur en chef de «La Liberté», Roger De Diesbach. Se référant à la déclaration des devoirs et des droits des journalistes, la plainte mentionne en particulier les points 1.1 (recherche de la vérité), 5.1 (devoir de rectification), 7.5 (présomption d’innocence) et 7.7 (non-lieu, classement et acquittement). Les plaignants précisent qu’aucune action judiciaire n’a été engagée «pour le moment». Dans les motifs, on précise que le second article était nettement plus court que le premier; que le rédacteur en chef de «La Liberté» était parti en croisade contre le groupe Hersant, suite à l’entrée de ce dernier sur le marché suisse; que le 1er article avait amalgamé des faits, des supputations et des contrevérités alors que le second, plus objectif, conservait toutefois une tonalité désagréable. Il s’agirait en fait d’une «baudruche médiatique» gonflée douze jours avant le jugement en appel. Pour ce qui est des deux affaires antérieures évoquées, la plainte fait valoir qu’il n’était pas soutenable d’en parler, puisque que M. Richard avait été acquitté dans un cas, et que dans l’autre il n’était plus mis en cause par le ministère public. En résumé, toute l’opération ressortirait clairement d’une «volonté de nuire».

D. Le 1er octobre 2003, le rédacteur en chef de «La Liberté» prend position. Dans des remarques préalables, il rappelle le contexte houleux de la presse romande, consécutif notamment à l’arrivée du groupe Hersant. Le quotidien fribourgeois, rappelle Roger De Diesbach, informe régulièrement sur l’évolution de la presse romande. Le rédacteur en chef de «La Liberté» fait encore valoir que M. Richard aurait plusieurs fois fait savoir qu’il jugeait inadmissible l’information critique de «La Liberté» à l’encontre de journaux alliés (Le quotidien fribourgeois et la presse neuchâteloise collaborent en effet dans le cadre de «Romandie Combi»). La plainte ne serait dès lors «qu’une tentative de plus de faire taire un rédacteur en chef jugé (…) trop indépendant». Sur le fond, M. De Diesbach estime la plainte infondée. L’article du correspondant français aurait été à plusieurs fois revu et modéré, et sa publication le 18 juin était due à la collaboration avec le mensuel alémanique «Klartext». En ce qui concerne la recherche de la vérité, tout aurait été fait pour y satisfaire; le droit à la rectification ne s’imposerait pas, puisque les articles ne contenaient pas d’erreur et que le verdict avait été porté à la connaissance du lecteur; pour ce qui est de la présomption d’innocence, le comportement professionnel de M. Richard, personnage public en tant que représentant d’un grand groupe de presse, serait d’un intérêt général évident; enfin, le rédacteur en chef estime que la directive sur le non-lieu et l’acquittement ne s’applique pas.

E. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la Presse, composée de Mmes Sylvie Arsever et Nadia Braendle ainsi que des MM. Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger, Dominique von Burg et Michel Zendali.

F. Le 1er janvier 2004 Daniel Cornu et Ueli Leuenberger ont été remplacés par Pascal Fleury et Charles Ridoré. Sylvie Arsever a remplacé Daniel Cornu à la présidence.

G. Le 15 mars 2004 le rédacteur en chef du «Courrier», Manuel Grandjean, prend position. Selon un contrat entre «Le Courrier» et «La Liberté» «les Ðpages La Libertéð sont rédigées par l’équipe rédactionelle de La Liberté. Elles relèvent de la responsabilité du rédacteur en chef de La Liberté.» «La provenance et la responsabilité éditoriale des pages de ÐLa Libertéð publiées par ÐLe Courrierð est clairement indiquée dans la têtiere de la page par l’indication ÐLa Libertéð.» En conséquence «Le Courrier» ne prend pas position sur le fond de la plainte.

H. La plainte est examinée par la 2ème chambre du CSP dans ses séances du 30 octobre, du 12 décembre 2003 et du 6 février 2004, ainsi que par voie de correspondance. Pascal Fleury, rédacteur à «La Liberté», s’est récusé.

II. Considérants

1. Le Conseil de la presse n’a pas vocation à examiner les litiges pouvait survenir entre les acteurs du monde médiatique. Sa compétence se limite à l’examen de la compatibilité de l’activité journalistique avec les règles déontologiques. Dans le cas concret, le Conseil de la presse n’envisagera la plainte que dans la mesure où elle est dirigée contre les deux rédacteurs en chef des quotidiens incriminés et limitera son examen aux articles publiés et aux points de la «Déclaration» s’y rapportant.

2. Le principe de la recherche de la vérité n’a pas été violé dans les deux articles publiés par «La Liberté» et «Le Courrier». En effet les points mis en cause par les plaignants relèvent pour l’essentiel d’appréciations divergentes et de portée relativement peu importante. En conséquence, le devoir de rectification est également sans objet.

3. Le principe de la présomption d’innocence, en revanche, est visiblement touché. Les deux quotidiens citent en effet sans retenue le nom d’une personne dont la condamnation n’a pas été confirmée. Toutefois, le principe de la présomption d’innocence doit être mis en balance avec l’intérêt du public à être informé. Or, étant donné la notoriété de l’intéressé et le rôle qu’il joue dans le paysage médiatique romand, l’intérêt public est de toute évidence prépondérant. Cela d’autant plus qu’il s’agit de procédures engagées dans un contexte professionnel, et qu’ils ne concernent pas la vie privée du responsable de presse. Dans la même mesure, on ne saurait reprocher l’importance donnée au premier article, même quelques jours avant un procès en appel.

4. La directive 7.7, qui se rapporte au non-lieu, au classement et à l’acquittement, dit notamment: «Lorsqu’une personne a été mêlée à une affaire
judiciaire (…) et qu’un non-lieu ou qu’un verdict d’acquittement a été rendu, l’annonce (…) du non-lieu ou du verdict d’acquittement doit être, quant à la forme, proportionnelle à la présentation du délit.» Certes, la Cour d’appel n’a pas acquitté complètement le plaignant. La peine du jugement de première instance a toutefois été fortement réduite, et l’un des chefs d’accusation abandonné. S’il est vrai que l’article rendant compte du jugement en appel informait de la forte réduction de la peine, il taisait l’abandon d’un des chefs d’accusation. En outre, son titre et sa structure mettaient en exergue la condamnation de M. Richard. Au vu de l’importance et de l’orientation du premier article, le principe général d’équité aurait commandé un traitement mettant mieux en valeur son succès relativement important en appel. «La Liberté» a donc violé le principe d’équité tel qu’il est précisé dans la Directive 7.7.

5. Il s’agit toutefois d’une violation relativement mineure. Si elle peut être reprochée à «La Liberté», il ne saurait en être de même pour «Le Courrier», qui reprend in extenso un certain nombre de pages du quotidien fribourgeois. Dans sa prise de position 42/2003, le Conseil de la presse a rappelé qu’une rédaction conserve, lorsqu’elle reproduit des textes de provenance extérieure, la responsabilité de s’assurer que ces textes ne violent pas grossièrement les règles déontologiques. Analysant par analogie la situation d’une rédaction qui reprend de façon systématique des textes élaborés par une association constituée (dans ce cas, l’Association des paysans), il a estimé qu’un contrôle limité aux violations graves de la «Déclaration» s’imposait dans ce cas également. Dans le cas d’une rédaction qui reprend de façon systématique des textes élaborés par un partenaire connu et fiable (agence de presse, autre rédaction), ce devoir de contrôle est encore plus restreint et ne s’applique qu’à des violations immédiatement apparentes de la déontologie. Tel n’est manifestement pas le cas de la faute relevée par les plaignants. La plainte doit donc être rejetée en ce qui concerne «Le Courrier».

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée en ce qu’elle vise «Le Courrier», partiellement acceptée contre «La Liberté».

2. Dans les compte-rendus de jugements en appel, si le public a été informé des jugements en première instance, le principe d’équité commande de désigner clairement les points sur lesquels l’appelant a obtenu gain de cause.