Nr. 7/1999
Mention des noms / Vie privée

(Affaire L.) Prise de position du 31 mars 1999

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I. En fait

A. Le 21 décembre 1998, un jeune avocat lausannois, L., est victime d’un enlèvement avec demande de rançon (5 millions de francs). Il est retrouvé deux jours après.

Au cours d’une conférence de presse de grande envergure la police vaudoise donne le nom et le signalement de trois des ravisseurs présumés, en fuite. Parmi eux, P., fils d’un conseiller national (et ancien conseiller d’Etat) vaudois P..

Quelques heures après la libération de L., la police a arrêté huit complices de son enlèvement, au nombre desquels le jeune frère de P..

A la suite de la conférence de presse, la plupart des médias publient l’identité des trois ravisseurs recherchés par la police. Ils diffusent plus tard une information concernant la participation du deuxième fils P., alors que l’identité des autres comparses est préservée. Focalisant leur attention sur les fils P., les médias insistent sur le fait qu’il s‘agit d’enfants adoptifs.

B. La deuxième chambre du Conseil de la presse, composée de Daniel Cornu (président), Marlyse Cuagnier, Madeleine Joye, Antoine Maurice et Urs Widmer a décidé de se saisir de cette affaire étant donné l’intérêt du cas pour la pratique professionnelle.

II. Considérants

1. Le cas relève du chiffre 7 de la „Déclaration des devoirs et droits du/de la journaliste“ qui stipule que le/la journaliste se doit de „Respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire.“ Selon la prise de position No 7/94 du Conseil de la presse du 7 novembre 1994 portant sur la publication des noms dans les comptes rendus judiciaires (recueil 1994, p. 67ss.), „le nom d’un prévenu ou d’un condamné ne doit pas – sauf exception – faire l’objet d’une publication. En dérogation à ce principe, le nom peut être publié dans certains cas : a) lorsqu’un intérêt public prépondérant le justifie; b) lorsque la personne exerce un mandat politique ou une fonction publique importante et qu’elle est poursuivie pour avoir commis des actes incompatibles avec cette activité; c) lorsque la notoriété de la personne est reconnue, cette notion s’appréciant de manière restrictive; d) lorsque la personne rend elle-même publique son identité ou accepte expressément que cette dernière soit dévoilée; e) lors que la publication est indispensable pour éviter une confusion préjudiciable à un tiers.“ Dans sa prise de position No 8/94 du 7 novembre 1994 (Publication des noms dans un reportage sur un crime grave, „Blick“ / cas d’homicide „D.“, recueil 1994, p. 76ss.), le Conseil de la presse précise: „Si abject et répugnant que soit un acte, son auteur, de même que ses proches indirectement touchés, ont droit à la protection de leur sphère privée. Dès lors il n’est pas admissible, du point de vue de l’éthique professionnelle, qu’un criminel soit cloué au pilori (…) Même si l’autorité chargée de la poursuite pénale autorise la publication d’un nom, les journalistes sont tenus d’examiner si une telle publication est justifiée selon les critères de l’éthique professionnelle.“

2. Le Conseil de la presse maintient le principe de la liberté d’appréciation des journalistes selon des critères éthiques par rapport aux informations données par les autorités. Il faut toutefois reconnaître que les conditions de diffusion de ces informations peuvent réduire cette liberté, dans la mesure où ces informations sont directement communiquées au public et notamment lorsqu’elles sont jugées d’un intérêt public prépondérant (déclarations lors d’un journal télévisé, conférence de presse suivie en direct par la télévision, diffusion sur Internet, etc.). En l’espèce, il semblait difficile d’attendre des médias qu’ils ne répercutent pas les informations données sur les trois ravisseurs présumés.

3. En revanche, ces conditions particulières n’étaient pas réunies concernant le jeune frère de P.. Son nom n’aurait pas dû être révélé.

4. En l’occurrence, il n’y avait pas à proprement parler d’intérêt public à indiquer la filiation des enfants P. Les médias ne pouvaient cependant guère y échapper pour ce qui est de P. dès le moment où son identité avait été rendue publique par la police via un avis de recherche et compte tenu de la notoriété de son père. Selon toute vraisemblance, il semblait impossible d’éviter les rapprochements – donc la rumeur – et, pour les médias, le risque de se voir accuser de protéger les notables. Il n’en va pas de même dans le cas du frère cadet, seul de huit personnes à avoir vu révéler son identité alors qu’il était déjà incarcéré.

5. Quant à l’insistance sur la notion de „fils adoptif“, elle contrevient au respect de la vie privée, sans apporter d’élément indispensable à une information complète sur les faits. Le/la journaliste se doit en effet d’éviter toute allusion à la race, à la religion, au sexe, ou à quelque autre spécificité, qui aurait un caractère discriminatoire, sauf dans les cas où ce genre de précision contribuerait à la compréhension du récit. Or, l’adoption ne prédestine pas les enfants à devenir des criminels et rien dans le fait que les fils P. ont été adoptés ne saurait expliquer leur geste. Qui plus est, l’amalgame crime/adoption est à la fois blessant et dangereux en ce sens qu’il donne une image négative de la démarche.

III. Conclusions

1. La divulgation par l’autorité de l’identité de personnes mêlées à des affaires judiciaires ne dispense par le/la journaliste de se référer à l’éthique professionnelle. Toutefois, les conditions de cette divulgation, liées à l’existence d’un intérêt public jugé prépondérant, peuvent être de nature à rendre vaine toute réserve concernant la révélation d’une identité.

2. Les médias portent atteinte au respect de la vie privée en soulignant des particularités comme le sexe, la race, ou la filiation alors que ces éléments ne sont pas indispensables à la compréhension du récit. Ces précisions sont de nature à renforcer des préjugés, voire à en créer, tant à l’égard des personnes directement concernées que du public en général.