Nr. 33/2004
Mention des noms / Devoir de vérité

(Hensler c. «Le Courrier») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 27 mai 2004

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I. En fait

A. Le 16 mars 2004 «Le Courrier» publie un article annoncé à la Une avec photo sous le titre «Le Chancelier de l’Etat de Genève mis en cause dans une plainte pénale». En page 3, l’article est développé sous le titre «Une plainte pénale mentionne le nom du Chancelier d’Etat». Selon le journal «un fournisseur lésé a déposé (…) une plainte pénale contre une entreprise du bâtiment qui avait effectué des travaux chez le chancelier genevois Robert Hensler. L’entreprise avait ensuite fait faillite. A la suite de l’affaire du Centre horticole de Lullier qui a récemment défrayé la chronique, le plaignant suspecte que certaines prestations n’ont pas été facturées. Par l’intermédiaire de son avocat, M. Hensler dément formellement.». L’article en page intérieure précise que le plaignant était fournisseur d’une entreprise du bâtiment qui a effectué en 1996 des travaux au domicile du chancelier genevois. Ayant perdu plus de 40.000 francs à la suite de la faillite de cette entreprise en 1998, il accuse ses dirigeants d’avoir volontairement diminué leurs actifs. Plus récemment, prenant connaissance des accusations portées contre M. Hensler dans l’affaire du Centre horticole de Lullier, il s’est rappelé avoir effectué chez lui, pour le compte de l’entreprise avec laquelle il est en litige, des travaux qui, soupçonne-t-il, n’ont pas été facturés, ce qui l’a amené à adresser au procureur général une nouvelle plainte où il mentionne le chancelier.

B. L’affaire du Centre horticole de Lullier a mis en évidence la pratique développée par ce centre d’effectuer des travaux à titre gratuit auprès de différentes personnalités ou de leur offrir des arrangements floraux. Robert Hensler a notamment profité de travaux de ce type, une manière de faire que le Conseil d’Etat a justifié par les charges protocolaires assumées par le Chancelier et le fait qu’il utilisait son domicile privé pour des réceptions à caractère officiel.

C. Le 2 avril 2004 Robert Hensler a déposé plainte auprès du Conseil suisse de la presse contre «Le Courrier» et son rédacteur en chef, Manuel Grandjean. M. Hensler estime que les faits mentionnés dans sa plainte sont constitutifs de diverses violations de l’éthique des médias, et en particulier des devoirs de loyauté, d’équité et de qualité dans le traitement de l’information, ainsi que des devoirs visés au chiffres 1, 2, 3, 4, 5 et 7 de la «Déclaration des droits et devoirs du / de la journaliste». Les faits présentés constituent selon lui une atteinte à sa personnalité et contiennent des affirmations sans rapport avec la réalité.

Selon M. Hensler, la mention de son nom et de sa fonction de chancelier en rapport avec le litige évoqué dans l’article du Courrier constitue un procédé totalement abusif, constitutif d’une grave manipulation de l’opinion. L’article, selon ses termes, «est sciemment construit afin de me nuire, en particulier en usant de divers artifices pour donner au lecteur l’impression que j’aurais commis des actes pénalement répréhensibles, alors même que le contenu de l’information à disposition du journaliste ne permettait en aucun cas d’accréditer cette thèse». Il conteste en outre l’information selon laquelle une plainte pénale le mentionnant aurait été déposée avant la rédaction de l’article litigieux.

Par ailleurs, Robert Hensler précise qu’il conteste les accusations portées contre lui par un syndicaliste dans le cadre de ce l’affaire de Lullier. Il nie ainsi avoir tiré avantage de sa fonction pour obtenir des avantages indus: les travaux faits à son domicile entraient dans le cadre de la formation dispensée par le Centre horticole et étaient en rapport avec ses fonctions protocolaires, explique-t-il.

C. Dans sa réponse du 26 avril 2004 le rédacteur en chef du «Courrier», Manuel Grandjean, soutient que la plainte est dénuée de fondement. Il réfute l’argument selon lequel il aurait cherché à nuire à M. Hensler. Il produit une copie de la plainte mentionnée dans l’article, pourvue d’un timbre du Parquet portant la date du 19 mars. Il affirme qu’une copie de cette plainte lui est parvenue avant la rédaction de l’article litigieux. Il affirme en outre avoir cherché en vain à obtenir confirmation de son dépôt auprès du Parquet.

D. Après la clôture de la correspondance, les parties ont envoyé plusieurs courriers supplémentaires.

E. La plainte a été confiée à la 2ème chambre du Conseil de la Presse, composée de Mme Sylvie Arsever, présidente, Mme Nadia Braendle et de MM Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali.

F. La plainte a été examinée lors de la séance du 27 mai 2004 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Comme il l’a répété à plusieurs occasions, le Conseil suisse de la presse n’est pas en mesure d’apprécier les preuves et les contre preuves apportées par l’une au l’autre partie dans une affaire controversée (chiffres 1, 3 et 5 de la «Déclaration»). Il se limite ici à traiter le grief de violation du chiffre 7 (protection de la personnalité) et d’examiner si le titre à la Une du «Courrier» du 16 mars a respecté le devoir de rechercher la vérité (chiffres 1 et 3 de la «Déclaration». Il ne cherchera en revanche pas à déterminer quand la plainte mentionnant Robert Hensler a effectivement été adressée au Parquet, se contentant de constater que son existence n’est finalement pas contestée.

2. Le chiffre 7 de la «Déclaration» protège la sphère privée. Néanmoins, cette protection n’est pas absolue. Elle peut s’effacer devant la liberté de la presse, au devoir d’informer du journaliste et au besoin du public d’être informé, notamment quand l’intérêt public est concerné.

Selon la directive 7.6 (mentions des noms) relative à la «Déclaration» il est exceptionnellement permis de révéler l’identité d’une personne mêlée à une affaire judiciaire «lorsque la personne exerce un mandat politique ou une fonction publique importante et qu’elle est poursuivie pour avoir commis des actes incompatibles avec cette activité. Dans sa prise de position 36/2001 le Conseil a relevé qu’«évoquer l’entourage privé d’hommes et de femmes politiques est d’autant plus admissible que la fonction en cause est importante». Selon la prise de position 42/2000 «on ne saurait en particulier se réclamer d’un intérêt public prépondérant pour rendre compte d’un fait relevant de la sphère intime, lorsque ce fait ne revêt aucune signification particulière en rapport avec la notoriété de la personne mise en cause.» Dans la prise de position 6/2003 le Conseil a confirmé que la notoriété relative d’un personnage public ne permet pas de justifier la mention de son nom dans un compte rendu s’il n’y a aucun lien entre l’objet du compte rendu et la raison de cette notoriété.

3. Dans le cas présent, il n’est pas contesté par les parties que Robert Hensler exerce une fonction publique importante. Et il ne semble guère discutable non plus que les faits relatés par «le Courrier» relèvent de sa sphère privée et non de sa sphère intime.

La question de savoir si un intérêt public prépondérant justifiait de passer outre la protection de la sphère privée du plaignant est plus délicate. Le lien entre les faits mentionnés dans l’article et la façon dont M. Hensler remplit sa fonction est pour le moins ténu. La seule mention de son nom dans le cadre d’un litige qui ne le concernait au premier abord pas et dans lequel il est plus que douteux que son comportement ait joué un rôle n’aurait pas justifié une intrusion médiatique dans sa sphère privée. Dans le contexte de l’affaire de Lullier, en revanche, on peut estimer que cette intrusion est justifiée de justesse Dans le climat qui régnait à Genève à l’époque et
vu les questions soulevées autour de la gestion du Centre de Lullier, il y avait un intérêt public prépondérant à ne laisser dans l’ombre aucun élément ayant un lien, même lointain, avec les faits discutés dans le cadre de cette affaire.

4. L’article en page intérieure donne les points de vue d’une manière globalement juste et circonstanciée. Le titre et le chapeau indiquent que le nom du Chancelier est simplement mentionné dans la plainte pénale et que ce dernier dément fermement avoir quoi que ce soit à se reprocher. Par contre, le titre à la Une du «Courrier» du 16 Mars 2004, «Le chancelier de l’Etat de Genève mis en cause dans une plainte pénale» induit chez le lecteur l’idée fausse que la plainte est dirigée contre Robert Hensler. Ce titre viole donc les chiffres 1 et 3 de la «Déclaration».

III. Conclusions

1. La plainte est partiellement acceptée dans la mesure où le titre à la Une du «Courrier» du 16 Mars 2004, «Le chancelier de l’Etat de Genève mis en cause dans une plainte pénale» déforme la réalité et induit chez le lecteur l’idée fausse que cette plainte est dirigée contre le plaignant.

2. Pour le reste, la plainte est rejetée La mention du nom du plaignant était défendable dans le contexte de l’affaire de Lullier, où il avait été cité en relation directe avec sa fonction publique et dont les circonstances présentaient une certaine analogie avec celles évoquées dans l’article litigieux.