Nr. 15/1999
Liberté de commenter

(G. c. L'Impartial)

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I. En fait

A. Le 29 juin 1999, B., directeur-rédacteur en chef du quotidien neuchâtelois „L’Impartial „publie un commentaire intitulé „Le droit et les moeurs“. L’auteur traite de manière critique le jugement du Tribunal administratif neuchâtelois autorisant le port du foulard islamique à une élève musulmane de La Chaux-de-Fonds.

B., qui n’est pas satisfait par la décision de la justice, met en cause l’attitude et le passé du père de la fillette qui s’est battu durant des mois pour qu’elle puisse porter cet attribut religieux à l’école. Il qualifie d’„intégriste“ et de „quérulent“ cet homme expulsé d’Italie pour „mise en danger de l’Etat“ qui a demandé en 1994 l’asile en Suisse. Le journaliste ajoute que A. n’a pas obtenu le statut de réfugié et a déposé un recours toujours pendant.

Estimant que ce Jordanien ne cherche pas à s’intégrer, mais plutôt à imposer ses convictions politiques „à travers la tenue vestimentaire de sa fille“, B. se demande si les contribuables ne seraient pas en droit de voir leurs impôts servir à autre chose qu’à entretenir „un homme qui n’a que faire de nos moeurs et de nos us et coutumes“.

B. Ce commentaire a „profondément choqué“ G. qui dénonce un amalgame entre la situation de réfugié de A. et le fait qu’il puisse appartenir à un réseau terroriste. Il y voit une incitation à la haine raciale „qui pourrait retomber aussi sur sa fille qui n’en peut rien“. Il estime en outre que B. ne respecte pas la vie privée de la jeune fille en révélant l’identité de son père, ainsi qu’en fournissant des éléments relatifs à son passé, à ses convictions religieuses et à son statut de requérant d’asile.

Le plaignant s’est adressé au Conseil de la presse le 12 juillet 1999. Il a précisé ses griefs dans une lettre du 27 juillet 1999, à la demande dudit conseil et s’appuie sur les chiffres 3 et 7 de la „Déclaration des devoirs et des droits des journalistes“ (juxtaposition d’éléments devant être jugés séparément et non respect de la vie privée).

C. La présidence du Conseil de la presse a décidé de soumettre la plainte à la 2ème chambre composée par Daniel Cornu (président), Dominique Bugnon, Marlyse Cuagnier, Madeleine Joye, Antoine Maurice et Urs Widmer. La plainte a été traité lors de la séance de la 2ème chambre du 8 septembre 1999.

D. Dans sa réponse du 27 août 1999, B. réplique à la fois sur le fond et sur la forme. Il précise avoir écrit une opinion „clairement identifiée comme telle“. Il ajoute avoir repris des informations vérifiées, publiées précédemment et „qui n’ont jamais donné lieu à contestation.“ Le journaliste maintient son argumentation, rappelle que A. n’a pas obtenu l’asile en Suisse, qu’il a lui-même mis sa fille en évidence et a diffusé sa propre identité dans ses plaintes. Il juge que c’est le père de la jeune fille qui „à force de battages, plaintes et recours“ a mis l’enfant en évidence „et s’est largement servi d’elle.“

Sur la forme, B.constate que le plaignant aurait eu tout loisir de s’exprimer sur ce problème dans le cadre du courrier des lecteurs. Le rédacteur en chef de „L’Impartial“ note que n’étant pas abonné, le plaignant n’est sans doute pas un lecteur régulier du titre et n’a pas suivi les développements de ce dossier „nourri par les nombreuses interventions de A. lui-même.“ B. relève en outre la qualité professionnelle du plaignant, médecin-psychiatre: „En tant que médecin, il peut se retrancher derrière le secret médical pour ne pas apparaître publiquement en précisant à quel titre il intervient, citoyen ou praticien.“ Le journaliste balaie enfin les accusations de xénophobie, faisant allusion à sa lutte de 30 ans „contre ce fléau“. Il conclut en estimant que la motivation du plaignant „est ailleurs, d’où son embarras à (le) discréditer plus sérieusement.“

E. Dans une duplique du 31 août 1999, G. affirme avoir écrit en tant que citoyen „sans avoir aucun lien avec quiconque dans cette histoire.“ Il ajoute que sa démarche ne répond à aucune motivation cachée. Il confirme enfin n’avoir suivi qu’en partie les débats autour de l’„affaire du foulard“, mais estime qu’un article de journal devrait se suffire à lui-même: „on doit pouvoir le lire sans avoir connaissance en détail de ce qui a été écrit avant.“

II. Considérants

1. Les chiffres 2, 3 et 7 de la „Déclaration des devoirs et des droits des journalistes“ sont en cause dans cette affaire. Selon le chiffre 2 les journalistes doivent „défendre la liberté d’information et les droits qu’elle implique, la liberté du commentaire et de la critique, l’indépendance et la dignité de la profession“. Le chiffre 3 les oblige de „ne publier que les informations et les documents dont l’origine est connue de lui/d’elle; ne pas supprimer des informations ou des éléments d’informatioessentiels; ne dénaturer aucun texte, document ou image, ni l’opinion d’autrui; donner très précisément comme telles les nouvelles non confirmées; signaler les montages photographiques; respecter les embargos qui se justifient.“ Selon le chiffre 7 ils doivent „respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exigepas le contraire; s’interdire les accusations anonymes ou gratuites“.

2. La prise de position du Conseil de la presse du 20 février 1998 (S. c. „NZZ“; 3/98) précise les limites de la liberté de commenter: „Les opinons émises dans des commentaires devraient témoigner d’une certaine correction (fairness) en particulier lorsqu’il est fait état d’appréciations concernant les personnes et leurs aptitudes. Un commentaire ne peut remplir sa fonction d’élément contribuant à la formation de l’opinion que si les faits sur lesquels il se fonde sont clairement exposés au public.“

Dans sa première missive, le plaignant reproche à B. de faire un amalgame entre requérant d’asile et terroriste. Une critique qu’il affine dans sa seconde lettre estimant que l’auteur juxtapose à tort l’intégrisme de A., la situation de sa fille et celle de requérant d’asile. Il se fonde sur le chiffre 3 „Déclaration des devoirs et des droits des journalistes“ .

A aucun moment B. ne parle de terrorisme dans son commentaire. Il se contente – comme il l’a déjà fait plusieurs fois – de rappeler l’expulsion d’Italie de A. pour „mise en danger de l’Etat“. Il s’en tient donc aux faits.

Le statut juridique de A. en Suisse, comme le droit de porter le foulard en classe pour sa fille sont bel et bien du ressort des autorités. Mais rien n’interdit à un commentateur de donner son opinion. En l’occurrence, B. ne conteste pas formellement la décision de la justice relative au foulard. Il attaque A. sous l’angle de l’intégrisme, de la légitimité de résider en Suisse et de revendiquer l’asile dans ces conditions. On ne saurait nier le lien entre port du foulard et intégrisme religieux. La mise en regard de la légitimité de réclamer l’asile avec la volonté de s’intégrer dans un pays pourrait être discutée sur le fond, mais on toucherait là encore à la liberté du journaliste de s’exprimer dans le cadre d’un commentaire. Quant au lien entre intégrisme religieux – ou activisme politique – et asile, il est assumé par la justice italienne elle-mêmequi a expulsé A. de son territoire.

B. n’outrepasse donc pas les règles posant des limites à la liberté de commenter (chiffre 2 de la „Déclaration) Son texte respecte également le chiffre 3 de la „Déclaration“.

3. B. a-t-il dérogé au chiffre 7 de la „Déclaration“ ? Le Conseil de la presse invite à la plus grande retenue dans la publication des noms. Des dér
ogations son néanmoins envisagées (cf. D. et D c./Télévision suisse romande, prise de position du 31 octobre 1991, recueuil 1991, p. 32ss.). Dans une prise de position fondementale sur le sujet de la „Publication des noms dans les comptes rendus judiciaires“ (prise de position no 7/94 du 7 novembre 1994) le Conseil de la presse a postulé que „la protection de la personnalité – y compris celle des pro-ches – exige la plus grande retenue dans la publication des noms de personnes impliquées dans une procédure judi-ciaire. Cette règle est valable aussi bien avant qu’après le ju-gement. Le nom de l’accusé ou du condamné n’est, sauf exception, pas publié et le mode de désignation utilisé par le chroni-queur ne doit pas permettre une identification. En dérogation au principe de non divulgation de l’identité de la per-sonne concernée, le nom peut être publié dans les cas suivants: a) lorsqu’un intérêt public prépondérant le justifie; b) lorsque la personne exerce un mandat politique ou une fonction publi-que importante et qu’elle est poursuivie pour avoir commis des actes in-compatibles avec cette activité; c) lorsque la notoriété de la personne est reconnue, cette no-tion s’appréciant de manière restrictive; d) lorsque la personne rend elle-même publique son identité ou accepte expressément que cette dernière soit dévoilée; e) lorsque la publication est indispensable pour éviter une confusion préju-diciable à un tiers.“

En s’adressant à la justice et en alimentant le débat dans la presse, A. a ainsi lui-même contribué à diffuser son nom. Pour le surplus A. a envoyé le 1er février 1998 une déclaration écrite aux médias, dans laquelle il déplorait que ces derniers n’aient pas pris son avis. Quelques jours plus tard, il a donné une interview à la TSR (émission „Mise au point“) avant de s’opposer à sa diffusion, non pas pour ne pas apparaître, mais parce que les reporters s’étaient intéressés à son passé italien (cet épisode est mentionné dans les colonnes de „L’Impartial“ du 16 février 1999). Dans la mesure où ils éclairent l’affaire, dûment relatée dans „L’Impartial“ au gré de „16 articles et quatre commentaires“ successifs, on ne saurait faire grief au commentateur de citer A. En s’exposant, ce dernier devait bien être conscient qu’il exposait aussi sa fille.

4. G. reproche encore à B. de tenir des propos racistes ou xénophobes lorsqu’il évoque l’usage des deniers des contribuables: „Ne sommes-nous pas en droit de demander que nos impôts ne servent pas à entretenir, durant des années, un homme qui n’a que faire de nos moeurs et de nos us et coutumes?“

La „Déclaration des devoirs et des droits des journalistes“ ne comprend pas à ce jour de disposition touchant à la discrimination raciale. En revanche, la prise de position du Conseil de la presse du 20 février 98 (Conseil féminin de l’USJ c. „Facts“, 1/98) stipule le devoir de „respecter la dignité humaine et la protection de la personnalité“. En conséquence, les journalistes doivent se garder de toutes allusions discriminatoires relatives à l’appartenance ethnique, nationale, religieuse, sexuelle, ainsi qu’en cas de maladie ou de handicap physique ou mental.

En l’espèce, l’interrogation de B. ne saurait être considérée comme discriminatoire puisque l’auteur a pris soin de préciser que A. n’est pas représentatif de la communauté musulmane, au demeurant divisée sur le thème de l’ „intransigeance“ de ce membre installé à la Chaux-de-Fonds.

5. L’ argument invoqué par B. pour sa défense – G. n’est pas abonné et n’a pas suivi l’affaire – ne peut être retenu: un article doit pouvoir être lu pour lui-même. Il n’appartient en outre pas au Conseil de la presse de se prononcer sur les motivations supposées des plaignants. Il se contente d’évaluer le respect des termes de la „Déclaration des devoirs et des droits du/da la journaliste“ .

III. Conclusions

1. La plainte n’est pas fondée.

2. Exprimé dans un espace clairement balisé comme tel, le commentaire doit bénéficier d’une large liberté de ton. Aussi libre soit-il, le commentaire doit néanmoins respecter les faits. Il en va de même pour la sphère privée à moins qu’un intérêt public préponderant n’exige le contraire.

3. Fournir des détails biographiques éclairant l’attitude présente d’une personne recourant devant la justice ne dépasse pas les limites de l’éthique professionnelle, pour autant qu’il ne s’agisse pas d’affirmations gratuites ou d’insinuations, mais d’informations fondées. Un article doit en revanche pouvoir être lu pour lui-même, indépendamment des publications précédentes.

4. La publication dans un commentaire du nom d’un plaignant devant la justice ne peut être contestée si le principal intéressé a lui-même défendu publiquement son point de vue. Il a choisi de s’exposer et endosse la responsabilité de cette publicité envers ses proches.