Nr. 57/2004
Liberté de commenter

(Gouvernement de la République et Canton du Jura c. le «Quotidien jurassien») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 4 novembre 2004

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I. En Fait

A. Le 6 mai 2004, le «Quotidien jurassien» publie dans ses pages «Analyses» un article signé Claire Jeannerat et titré «L’Etat annonce une baisse d’impôts mais prépare déjà une hausse massive». Le surtitre annonce: «Le 16 mai, les Jurassiens votent sur la loi d’impôt. Mais ils n’ont pas toutes les cartes en main». L’article indique que si le projet soumis au vote des Jurassiens le 16 mai, intitulé «Jura, pays ouvert», prévoit bien une baisse d’impôt, cette dernière devra être suivie quelque temps plus tard d’une hausse. En effet, le Canton envisage de prendre à sa charge la totalité des coûts de la santé jusqu’ici assumés par les communes et il a déjà annoncé qu’à cette fin, il augmentera la quotité d’impôt à la charge des contribuables. En compensation le gouvernement compte sur les communes pour baisser la charge fiscale dans les mêmes proportions. L’analyse met en doute cet optimisme en indiquant que «les communes ne seront obligées à rien.»

B. Le 11 mai 2004, le journal publie une lettre du Gouvernement de la République et Canton du Jura qui conteste l’analyse parue le 6 mai. L’Exécutif s’en prend d’abord au terme de «hausse massive». Il a expliqué lors de la présentation du projet de nouvelles répartition des charges entre canton et communes qu’il visait à une opération financièrement neutre pour le contribuable jurassien. Ensuite, le gouvernement conteste que les électeurs ne soient pas dûment informés comme le laisse entendre, selon lui, le surtitre de l’article incriminé, «Les Jurassiens (…) n’ont pas toutes les cartes en main». Son projet de nouvelle répartition, fait-il valoir, est en effet connu depuis novembre 2000. Dans une «Note de la rédaction», cette dernière maintient son analyse et répète que le gouvernement ne peut être sûr d’aboutir à une opération fiscalement neutre puisque le dernier mot appartiendra aux assemblées de citoyens dont la décision est par nature imprévisible.

C. Le 1er juin 2004, le Gouvernement de la République et Canton du Jura a saisi le Conseil suisse de la Presse. Il se plaint du non-respect par le «Quotidien jurassien» des chiffres 1 de la «Déclaration des droits et devoirs du / de la journaliste» (recherche de la vérité), 3 (ne pas supprimer ou dénaturer une information) et de la directive 2.3 relative a cette «Déclaration» (distinction des faits et du commentaire).

D. Le 2 juillet 2004, Claire Jeannerat et le rédacteur en chef du «Quotidien jurassien» Pierre-André-Chapatte prennent position. Ils contestent l’argumentaire du gouvernement. Ecrire, comme l’a fait le journal, que le transfert des charges des communes au canton pourrait amener à une hausse d’impôt est exact, estiment-ils. Ils arguent que l’article est publié sous la rubrique «Point fort» où figurent généralement des analyses. Dans ces articles la distinction du fait et du commentaire n’est pas aussi nette que dans le reste du journal. Quant au terme de «massif» qui qualifie la hausse possible, ils expliquent que tout est question d’appréciation mais contestent que le terme soit faux.

E. La plainte du Gouvernement jurassien a été confiée à la 2e Chambre du Conseil de la presse, composée de Sylvie Arsever (présidente) Nadia Braendle, Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charle Ridoré et Michel Zendali.

F. La plainte a été examinée lors de la séance du 4 novembre 2004.

II. Considérants

1. L’article contesté est une classique mise en perspective. Dans la «Déclaration», l’exercice de l’analyse n’est pas identifié en tant que tel. Ce genre journalistique est à la frontière entre la relation des faits et le commentaire et peut être apparenté au second. Selon la directive 2.3 relative à la «Déclaration», les journalistes doivent veiller «à rendre perceptible pour le public la distinction entre l’information proprement dite – soit l’énoncé des faits – est les appréciations relevant du commentaire ou de la critique». Le Gouvernement jurassien allègue, dans sa plainte, que Claire Jeannerat a omis de présenter l’article dans son entier comme un commentaire ou une critique soit à tort elle n’ a pas distingué ceux-ci des données factuelles de l’article.

Par principe, l’éthique professionnelle n’exige pas une séparation formelle de l’information et du commentaire (17/2000). En l’occurrence, le lecteur est dûment averti: l’article figure dans une page clairement identifiée comme relevant de l’analyse. Quelques jours avant un scrutin, le texte de Claire Jeannerat fait un rappel, indiquant au lecteur que, tout occupé à un objet de votation, il n’a pas en mémoire d’autres projets qui touchent à la même problématique, soit celle de la baisse de la pression fiscale. Selon l’avis du Conseil suisse de la presse, l’exposé permet parfaitement au lecteur de faire la distinction entre les faits – le projet du Canton d’assumer la totalité des coûts de la santé dès l’année 2005, la hausse annoncée des impôts cantonaux qui en découlera et l’espoir des autorités cantonales de voir cette augmentation compensée par une baisse de l’impôt communal – et le point de vue développé par l’auteur: cette baisse subséquente est loin d’être assurée. Le «Quotidien jurassien» a donc respecté la directive 2.3 relative à la «Déclaration» (Distinction entre l’information et les appréciations).

2. a) Le gouvernement voit en outre une violation du chiffre 1 de la «Déclaration» (devoir de vérité) dans le titre de l’article. «Le 16 mai, les Jurassiens votent sur la loi d’impôt. Mais ils n’ont pas toutes les cartes en main», dit le surtitre. «L’Etat annonce une baisse d’impôts mais prépare déjà une hausse massive», dit le titre.

b) Tout est certes question d’interprétation mais on ne peut cependant pas alléguer que la formule selon laquelle les électeurs n’auraient «pas toutes les cartes en main» induise l’idée que le gouvernement aurait voulu cacher quoi que ce soit, comme le laisse supposer le plaignant. Cette phrase se réfère de manière évidente à l’incertitude qui pèse, selon l’auteur sur la décision à venir des communes. Il ne s’agit donc pas d’une information fausse (chiffre 1 de la «Déclaration»), mais d’un jugement de valeur reconnaissable comme tel.

c) Quant au terme de «hausse massive», il constitue également une appréciation reconnaissable comme telle. Le Conseil suisse de la Presse a souligné de manière constante l’importance qu’il attache à la liberté du commentaire (prises de position 9/2004, 11/2004, 26/2004, 43/2004) tant que ce dernier ne travestit pas la vérité. Dans le cas concret, qualifier une hausse de l’impôt cantonal de 2,3 à 2, 83 % de «massive» reste dans les limites acceptables.

3. Finalement le plaignant allègue une violation du chiffre 3 de la «Déclaration» (ne pas supprimer des informations essentielles). «La journaliste tait, sciemment ou non, les compétences du peuple souverain, tant au niveau cantonal (transfert de charges de la santé) que communal (quotité d’impôt). Selon le gouvernement, «il est éthiquement insoutenable qu’elle n’informe pas les destinataires du média que tant le transfert de charges de la santé que la détermination de la quotité des impôts communaux sont subordonnés à une décision préalable des électeurs-contribuables. L’article ne contient aucune donnée, même indirecte, sur ce point.»

Même s’il est vrai que l’article ne rappelle pas expressément que ce sera aux citoyens de décider, le moment venu, d’une éventuelle baisse de l’impôt communal, on ne saurait y voir une violation de la «Déclaration». Le silence de l’article sur ce point est plutôt à attribuer au fait qu’il considère – à juste titre selon le Conseil de la Presse – que ses lecteurs connaissent, au moins globalement, les compétences du Souver
ain en matière fiscale.

4. Le «Quotidien jurassien» a fait preuve de fair-play. Cinq jours après la publication de l’article et cinq jours avant le vote sur «Jura, pays ouvert», il a donné en page 3 de son édition du jour un espace quasi équivalent au gouvernement pour permettre à ce dernier de prendre position. Ce faisant, il a permis à ses lecteurs d’obtenir un complément d’information.

III. Conclusion

La plainte est rejetée.