Nr. 19/1999
Lettres de lecteurs

(Bayhan c. „La Liberté“) Prise de position du 1er octobre 1999

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I. En fait

A. Dans son édition des 16-17 janvier 1999, „La Liberté“ publie un reportage de Maurice Page, de l’agence APIC, titré „Vote historique au Sénégal. La lutte contre l’excision se heurte toujours aux réticences de l’Islam“.

Une lectrice musulmane, Mme Ender Bayhan, estime que cet article contient une interprétation erronée du Coran. Cette erreur est le fait d’un dignitaire musulman, cité dans l’article en qualité d’opposant à l’interdiction de la pratique de l’excision. Dans une lettre du 28 janvier 1999 à la rédaction de „La Liberté“, elle demande que le journal publie un texte rectificatif, qui est joint à ce courrier, dans sa rubrique „Opinion“. Cette lettre d’accompagnement précise qu’elle sollicite „une publication sans modification aucune“, tout en ajoutant: „Toutefois, si problème il devait y avoir, je vous prie alors de me contacter à l’adresse de l’en-tête“.

La lettre de Mme Bayhan est publiée dans l’édition de „La Liberté“ du 11 février 1999. Les éléments de son premier paragraphe sont repris en chapeau sous une forme légèrement modifiée. La lettre est en outre amputée de deux paragraphes de considérations générales sur les rapports entre le Nord et le Sud et sur la tendance en Occident à confondre islam et islamisme. Cette coupure représente environ un tiers du texte (10 lignes sur 31).

B. Le 10 mars 1999, Mme Bayhan se plaint directement à l’éditeur de „La Liberté“, M. Albert Noth, et adresse une copie au président du Conseil administration, M. Hugo Baeriswyl. M. Noth répond en date du 29 mars 1999. Il note en particulier, après comparaison du texte original et du texte publié: „nous ne voyons pas le risque que vos propos puissent être mal interprétés. Les deux passages coupés ne se réfèrent pas directement à l’article de M. Page“.

C. En date du 18 mai 1999, Mme Bayhan écrit au Conseil de la presse en adressant son courrier au secrétariat romand du syndicat Comedia. Celui-ci transmet ce courrier au président de la 2e Chambre, Daniel Cornu, le 11 juin 1999. La plainte porte sur la coupure de la lettre et fait état d’un „comportement arbitraire“ du rédacteur en chef. Elle soutient surtout qu’en dépit de l’offre de contact contenue dans sa lettre d’accompagnement „contact il n’y a pas eu“. La plainte signale en outre un litige antérieur de caractère analogue avec le même journal, remontant à 1997. Sur le fond, l’auteur de la plainte considère que, sous sa forme publiée, sa lettre „ne reflète plus (ses) propos“. La présidence du Conseil de la presse confie le traitement de la plainte à la 2e Chambre.

D. C’est M. Claude Chuard, rédacteur en chef adjoint de „La liberté“ et responsable du courrier des lecteurs de ce journal qui répond en date du 10 août 1999 au nom de son journal. M. Chuard relève tout d’abord que Mme Bayhan a demandé publication de son texte dans une rubrique („Opinion“) qui est en fait réservée à un texte expressément commandé par le journal à une personnalité. Les lettres de lecteurs ordinaires sont publiées dans la page „Forum“, qui paraît en moyenne trois fois par semaine et contient également une „Opinion“. M. Chuard affirme se souvenir „d’avoir pris contact avec cette personne pour lui proposer la suppression du passage qui n’a pas paru et d’avoir obtenu son accord“. Il ajoute ceci: „La Liberté n’a évidemment aucune preuve de cet accord, tout reposant sur la bonne foi“. Il revient sur ce point en parlant de la mauvaise foi de la plaignante car la coupure de la lettre sur l’excision „a fait l’objet d’une consultation“. Sur le fond, M. Chuard considère que le passage supprimé „n’altère en rien les propos de la plaignante qui prenait la défense de l’islam par rapport à sa pratique personnelle“. Dans sa prise de position, M. Chuard relève en outre le caractère très personnalisé de la plainte de Mme Dayhan, dirigée contre le rédacteur en chef du journal, M. Roger de Diesbach.

E. La contradiction insurmontable entre les deux thèses concernant l’existence d’une consultation entre la rédaction de „La Liberté“ et l’auteur de la plainte a conduit le président de la 2e Chambre à mener un entretien téléphonique complémentaire avec les deux parties, en date du 26 août 1999. M. Claude Chuard a confirmé sa version des faits, Mme Dayhan assure formellement ne pas avoir eu le moindre contact avec la rédaction de „La Liberté“ avant la publication de sa lettre. Au cours de cet entretien, elle fait état d’un courrier envoyé le 24 août au Conseil de la presse. Dans ce courrier Mme Dayhan réagit à la prise de position de „La Liberté“ (voir point D.); elle conteste avec véhémence avoir été jointe par téléphone par une personne de la rédaction au sujet de sa lettre.

F. La plainte est traitée par la 2e Chambre (Daniel Cornu, président, Marlyse Cuagnier, Urs Widmer, Antoine Maurice, Dominique Bugnon) dans sa séance du 8 septembre 1999. Madeleine Joye, membre de la rédaction de „La Liberté“, se récuse.

II. Considérants

1. Le Conseil de la presse a pris position récemment (prise de position 15/98) sur la question des coupures opérées dans les lettres de lecteurs. Il considère que le traitement des lettres de lecteurs, en particulier leur coupure, „doit s’opérer – dans le cadre des règles établies par la rédaction – en conformité avec les critères journalistiques et à partir des règles de l’éthique professionnelle“. Il ajoute que „si l’auteur d’une lettre de lecteur insiste sur la publication de l’intégralité de son texte, il convient soit d’accéder à son désir, soit d’en refuser la parution“.

2. Le différend porte quant au fond sur l’application au texte soumis des règles de l’éthique professionnelle, en l’espèce le chiffre 3 : „ne pas supprimer des informations ou des éléments essentiels“. Il porte quant à la forme sur la consultation opérée ou non concernant la suppression d’un passage, en référence directe à la prise de position précitée.

3. Un journal est responsable de l’ensemble de son contenu. Il l’est aussi des lettres qu’il publie. Cela signifie qu’il est libre de publier ou non les messages de ses lecteurs. Cela signifie aussi que, pas plus qu’un journaliste de la rédaction, un lecteur ne peut revendiquer un droit individuel à une publication, et moins encore à une publication intégrale. Parmi les règles qu’il se donne, un journal peut également poser des exigences de concision et/ou d’un traitement limité aux aspects du sujet traités par sa rédaction, ce que rappelle la lettre du 29 mars 1999 de M. Albert Noth. Toutefois, il est conforme aux dispositions de l’éthique professionnelle que les suppressions opérées n’aient pas pour effet de déformer le message. Sur ce point, les opinions peuvent varier et il est plutôt rare qu’un auteur, qu’il soit journaliste ou lecteur, considère une suppression comme absolument bénigne. En l’espèce, l’appréciation extérieure que le Conseil de la presse est amené à porter sur le texte publié permet de le considérer comme pertinent, intéressant, cohérent, en référence directe avec l’article litigieux. Par contre, le lien entre cet article et les considérations générales supprimées est beaucoup moins évident pour un lecteur qui n’aurait pas les mêmes raisons que Mme Bayhan de s’intéresser à ce sujet. C’est pourquoi, sous réserve de l’aspect formel, « La Liberté » était légitimée à opérer cette coupure qui, en relation avec l’objet premier de la lettre (une réponse à l’article de M. Maurice Page), ne conduisait pas à la suppression d’informations ou d’éléments essentiels.

4. La question de for
me, à savoir la consultation préalable, reste indécidable en l’état, au vu des déclarations des deux parties. Dans un mémoire antérieur au litige, adressé le 8 octobre 1998 par la rédaction de „La Liberté“ au Conseil de la presse sur le traitement des lettres de lecteurs, M. Claude Chuard écrit notamment ceci: „En principe, la rédaction ne communique pas avec le lecteur pour lui annoncer la publication de sa lettre. Idem pour le refus de publier. La lettre est classée dans un dossier. Pour les textes trop longs, il existe plusieurs traitements. En principe, s’il s’agit de simplifier le style trop compliqué, de réduire la taille d’un paragraphe, inutilement descriptif, la rédaction le fait sans contacter la personne tant que ces suppressions ne transforment pas le sens du texte. Mais si les interventions sont trop importantes – c’est souvent le cas d’une lettre intéressante par le sujet mais trop longue – la rédaction prend contact et demande une version plus courte ou propose des coupes.“

5. Ces dernières dispositions laissent à la rédaction une grande liberté d’interprétation; elles sont de nature à créer des malentendus avec des lecteurs, en dépit du rappel régulier, dans les colonnes du journal, des principales règles de traitement des lettres. Toute lettre accompagnée d’une demande explicite de parution intégrale doit faire l’objet d’une réponse formelle de la rédaction; un contact téléphonique peut suffire, pour autant qu’il fasse l’objet d’une confirmation écrite.

III. Conclusions

1. Le traitement des lettres de lecteurs met en jeu, de la part des rédactions, le principe général de correction (fairness). Il est une manière de reconnaître la participation des lecteurs au débat public, élément important de la communication politique dans une société démocratique.

2. La liberté d’expression du public ne contient toutefois pas un droit individuel à être publié, ni dans l’absolu, ni à des conditions fixées par l’auteur d’une lettre (publication intégrale, emplacement, jour de parution, etc.) Un média reste libre de publier les messages qu’il reçoit, dès lors qu’il est responsable de l’ensemble du contenu qu’il diffuse, et donc aussi des lettres de lecteurs.

3. Sur le fond, le traitement de la lettre par la rédaction de « La Liberté » n’a pas conduit à la suppression d’éléments essentiels en relation avec l’article litigieux. Quant à la forme, la persistance de versions opposées démontre la nécessité de confirmer formellement, chaque fois que cela s’avère nécessaire, les accords passés, au sujet de la publication d’une lettre, par une rédaction et l’auteur de la lettre.

4. C’est pourquoi, lorsqu’un lecteur demande que son texte soit intégralement publié et que la rédaction n’entend pas accéder à cette demande, pour des raisons qui lui sont propres, il est impératif que le lecteur soit consulté lorsque le média est prêt à envisager une publication partielle. L’accord fait l’objet d’une confirmation écrite s’il y a lieu d’éviter tout malentendu ultérieur.