Nr. 9/1999
Fiction journalistique

(Femmes PDC suisses c. „Le Temps“)Prise de position du 26 mai 1999

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I. En fait

A. Le 18 mars 1999, „Le Temps“ publie une chronique d’un collaborateur extérieur, M., prêtant à Mme Rita Roos, sous la forme d’une fiction et sur le ton du pamphlet, des appréciations au sujet de sa concurrente élue au Conseil fédéral, Mme Ruth Metzler. Le propre de cette chronique consiste à permettre à l’auteur, metteur en scène de théâtre, de se glisser chaque semaine dans la peau d’un personnage de l’actualité, d’où son titre „Alias“. M. a choisi cette semaine-là de livrer deux chroniques: la première est une lettre fictive de Mme Metzler à Mme Roos, sa concurrente malheureuse, publiée le 17 mars; la seconde, la lettre fictive litigieuse, dans laquelle sont notamment prêtés à Mme Roos les propos suivants: „Je trouve que vous ressemblez un peu trop à une putain. Une putain bon teint, bien élevée à coup sûr (…), mais une putain néanmoins. Vous avez été élue comme une courtisane et non pas comme une politicienne. (…) Vous êtes lisse comme un fruit traité, ce n’est pas très appétissant. Vous avez de plus un peu de moustache que vous épilez avec soin, mais que vous ne portez pas très bien.“

B. Le lendemain, soit le 19 mars, le rédacteur en chef du „Temps“, H., publie au même emplacement un article encadré dans lequel il présente les excuses du journal: „Le texte paru n’était à l’évidence pas digne d’être publié dans nos colonnes (…) Sa publication est une faute professionnelle, que la rédaction du ‘Temps’ ne veut en aucun cas minimiser “. Le rédacteur en chef précise encore que des sanctions ont été prises à l’endroit des différents responsables, que les plus vives excuses ont été adressées aux personnalités concernées et ajoute qu’il assume cependant „la responsabilité finale de ce manquement aux règles professionnelles“, qualifiée en outre de „faute de goût“.

C. Le groupe Femmes PDC suisses adresse le 23 mars 1999 (date du timbre postal) une plainte au Conseil de la presse, signée par sa présidente, Mme Brigitte Hauser-Süess, et par sa vice-présidente, Mme Angelika Sekulic. Les plaignantes considèrent que les frontières du tolérable ont été franchies, que l’échange de lettres fictives n’a rien à voir avec le journalisme, que les excuses du rédacteur en chef, jugées „insipides“, ne changent rien aux effets de ces lignes portant atteinte à l’honneur et manquant de respect, non plus que le licenciement du chroniqueur. Selon les signataires de la plainte, les commentaires en partie dépréciatifs apportés dans la presse romande sur les deux candidates, avant le vote, auraient préparé le terrain au dérapage dénoncé. La plainte repose sur la conviction que les chiffres 1, 2 et 7 de la Déclaration des devoirs et des droits ont été violés.

D. Dans un courrier du 20 avril 1999 au Conseil de la presse, H. ne conteste nullement le caractère offensant de l’article paru. Il relève qu’un chroniqueur extérieur jouit d’une liberté rédactionnelle (réd. qu’il faut comprendre ici plutôt comme une liberté d’expression) „qui doit être interprétée de manière extensive“. Mais les limites ont été dépassées dans ce cas. La chronique n’aurait donc pas dû paraître, estime le rédacteur en chef. Le contrôle rédactionnel a été déficient, alors que l’auteur lui-même ne se rendait pas compte de la portée que pourraient avoir ses propos dans un quotidien. Cette déficience, précise le rédacteur en chef, est due en l’occurrence au fait que des complications informatiques, ce jour-là, ont requis des forces supplémentaires, dont celles du rédacteur chargé de la relecture de la chronique. Cela étant, le rédacteur en chef assume l’entière responsabilité de la faute, également face au public. Il précise qu’il a pris des mesures internes, dont la décision de mettre fin à la chronique. Enfin, H. conteste toute relation entre ce dérapage et les commentaires rédactionnels, du „Temps“ et de la presse romande, concernant les candidates du PDC avant l’élection.

E. La 2e Chambre du Conseil de la presse, composé par son président Daniel Cornu et les membres Marlyse Cuagnier, Madeleine Joye, Antoine Maurice et Urs Widmer, a traité cette plainte dans sa séance du 26 mai 1999.

II. Considérants

1. Des trois chiffres de la „Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste“ cités par les plaignantes, c’est le chiffre 7 qui est le plus directement et évidemment concerné: „Respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire; s’interdire les accusations anonymes et gratuites“. Outre les allusions à la vie privée, „ressembler à une putain“, pour s’en tenir à ce seul propos, est effectivement une accusation blessante et gratuite. En l’espèce, le chiffre 7 des Devoirs s’applique au journal ou à ses responsables et non au chroniqueur, qui n’est pas journaliste. La position exprimée par le rédacteur en chef du „Temps“ indique que la violation n’est pas contestée.

2. Le non-respect du chiffre 1 est également invoqué par les plaignantes Y-a-t-il eu, par le journal ou ses responsables, violation du devoir de „respecter la vérité, en raison du droit qu’a le public de la connaître“? L’article incriminé se donne comme une fiction. La fiction se distingue comme telle de la réalité et ne saurait être soumise à une exigence de vérité au sens de l’exactitude des faits rapportés. En cela, la fiction se distingue de la satire qui, bien qu’exposée à des exagérations, doit reposer sur des faits correctement établis et reste dans l’ensemble soumise aux mêmes critères déontologiques que le journalisme ordinaire (prise de position 8/96 : „Ethique professionnelle et satire. DMF c. ‘Nebelspalter’“, recueil 1996, p. 104ss.). Elle se distingue de la même manière du pamphlet, dont le chroniqueur emprunte par ailleurs le ton et qui répond à de semblables conditions. La difficulté tient au fait que la fiction conçue par le chroniqueur M. repose sur des personnages réels et un certain nombre de faits réels. Elle se joue sur la frontière entre la réalité et l’imaginaire. Il faut reconnaître cependant que l’aspect fiction domine et fonde l’existence même de la chronique. Le lecteur doté d’un minimum de discernement semble être en mesure de distinguer les faits connus et établis des éléments de fiction inventés par l’auteur. L’important est que les espaces dévolus à la fiction, ainsi qu’au pamphlet ou à la satire, soient clairement balisés, afin que le lecteur ne soit pas induit en erreur. En l’espèce, c’est le cas, comme l’attestent le titre même de la chronique, „Alias“, ainsi que les précisions systématiquement apportées par la rédaction à la fin du texte et signalant que l’auteur se glisse dans la peau d’un personnage. Pour ces raisons, il semble difficile de relever une atteinte au chiffre 1 de la Déclaration.

3. La question posée par l’application du chiffre 2 est plus complexe, à savoir „défendre la liberté de l’information et les droits qu’elle implique, la liberté du commentaire et de la critique, l’indépendance et la dignité de la profession“. Bien que les plaignantes ne développent pas ce point, on peut déduire qu’elles considèrent que la défense de la liberté ne justifie pas des abus et que, par un tel dérapage, atteinte est portée à la dignité de la profession. Dans sa prise de position, le rédacteur en chef du „Temps“ affirme en substance: un chroniqueur extérieur jouit d’une liberté d’expression qu’il convient d’interpréter de manière extensive; mais en l’occurrence les limites ont été dépassées. A cela, on peut ajouter que les contributions extérieures de caractère pamphlétaire ou satiriqu
e disposent de manière générale d’un champ de liberté plus étendu encore, dans les limites énoncées en conclusion de la prise de position citée plus haut (8/96). Ces limites concernent la protection d’intérêts prépondérants, en particulier celle de la sphère privée, ainsi que le respect des symboles religieux et des sentiments face à la mort, ou encore la réserve face à des infirmités corporelles. De la même manière que les dessinateurs de presse et les caricaturistes, les auteurs pamphlétaires ou satiriques cherchent en permanence „jusqu’où aller trop loin“. Ce qui est admis pour les uns et les autres s’applique à plus forte raison aux auteurs de fictions journalistiques. C’est pourquoi il est essentiel que le travail de ces collaborateurs, qui se situent aux confins de la liberté d’expression, soit soumis à un contrôle sérieux et constant de la rédaction. Ce contrôle est d’autant plus nécessaire lorsqu’il s’agit de collaborateurs extérieurs à la rédaction, qui ne sont parfois pas journalistes et qui manquent de familiarité avec la culture rédactionnelle. C’est la seule manière de veiller à préserver la liberté d’expression la plus large dont ces collaborateurs ont besoin et le nécessaire respect des limites évoquées plus haut. Dans l’affaire des „lettres fictives“, ce contrôle a fait défaut, ainsi que le reconnaît le rédacteur en chef du „Temps“.

4. Cette reconnaissance d’une absence de contrôle, les excuses présentées par le rédacteur en chef ainsi que la plainte des Femmes PDC suisses concernent la chronique parue le 18 mars 1999, soit la lettre fictive de Mme Rita Roos à Mme Ruth Metzler. Il faut cependant admettre que la chronique publiée la veille, soit la lettre fictive de Mme Metzler à Mme Roos, franchit également les limites ainsi décrites, en des termes qui auraient dû alerter les responsables de la rédaction et les inciter à une vigilance particulière lors de la publication du second texte. Ainsi: „On ne peut certes pas dire que vous sentez le sexe (…). L’un de ces mâles aurait même dit en privé que cela ne devrait pas être très agréable avec une bouche et des dents comme les vôtres“. Le fait que des précautions particulières n’aient pas été prises par la rédaction après la parution de ce premier texte signale une défaillance collective et constitue une circonstance aggravante. La responsabilité de la rédaction, et en particulier celle de son ou ses responsables, est dès lors particulièrement engagée.

5. Le rédacteur en chef du „Temps“ a satisfait spontanément à l’esprit du chiffre 5 de la Déclaration des devoirs et des droits, soit – à défaut de „rectifier une information matériellement inexacte“, puisqu’il s’agissait de fiction – présenter des excuses publiques, sans délai. Sur ce point, et considérant la rareté de telles excuses dans les médias, il n’est pas possible de suivre les plaignantes, qui jugent ces excuses „insipides“. Au contraire, le journal a fait amende honorable, conformément aux recommandations du Conseil de la presse (prise de position du 29 septembre 1987, „Heinz Bollinger contre ‘Blick’“, recueil 1983-89, p. 56ss.). Il aurait été cependant opportun que les excuses se réfèrent de manière explicite aussi à la chronique publiée le 17 mars.

6. La relation entre les critiques émises dans la presse romande au sujet des deux candidates du PDC à l’élection du Conseil fédéral et le dérapage du „Temps“ n’est pas établie par les plaignantes. Ces critiques sont par ailleurs conformes au principe de liberté énoncé au chiffre 2 de la Déclaration.

III. Conclusions

1. Les auteurs de fiction journalistique, comme les pamphlétaires, les auteurs satiriques, les dessinateurs de presse ou caricaturistes, disposent d’une liberté d’expression qui doit être comprise dans son sens le plus étendu. Ils ne sont pas dispensés pour autant de respecter, comme tout journaliste, des intérêts prépondérants, concernant en particulier la vie privée, les symboles religieux et ce qui touche à la mort ou à des infirmités corporelles.

2. Le fait que ces formes journalistiques se situent par nature aux confins de la liberté d’expression requiert une attention particulièrement soutenue de la part des responsables de la rédaction, qui sont alors chargés de porter sur ces productions ce qui pourrait être décrit comme „le regard du public“. Une vigilance accrue est requise lorsque les auteurs sont des collaborateurs extérieurs à la rédaction, mal placés pour situer les limites, par défaut d’une fréquentation de pairs et d’une expérience de la culture interne de la rédaction.

3. D’un point de vue déontologique, la responsabilité journalistique des dirigeants de la rédaction est engagée intégralement lorsque les auteurs de fiction, pamphlétaires ou autres chroniqueurs satiriques n’ont pas le statut de journalistes et exercent une autre profession.