Nr. 3/1999
Citations / Traitement équitable d’une réponse

(T. c. „La Liberté“) Prise de position du du 8 janvier / 4 mars 1999

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I. En fait

A. Le samedi 6 juin 1998, D., rédacteur en chef de „La Liberté“, publie dans son journal un reportage sous le titre: „Voyage à Blida la noire“. Cet article mentionne une affiche observée dans un local public et portant le texte: „Ou tu dis tes vérités, ou nous les disons à ta place, à nos convenances, pour te nuire davantage si besoin“. A l’article de „La Liberté“ s’ajoute une photo de l’affiche en question sous-titrée de la légende suivante: „Photo volée dans le bureau du maire de Blida: cette affiche dit l’arbitraire qui menace ceux que l’on va interroger“.

Le 15 juin 1998, l’article, repris par „Le Courrier“, parvient ainsi à la connaissance du Consulat d’Algérie.

Le 26 juin 1998, le Consul général de ce pays, T., fait parvenir ès qualité une demande de réponse accompagnée d’un texte rectificatif de deux pages.

Par courrier du 29 juin 1998, le rédacteur en chef ayant reçu la demande du Consul général transmise par „le Courrier“ et ayant ensuite téléphoné au Consul pour lui réclamer des excuses écrites en raison du contenu et du ton de la réponse, refuse le droit de réponse au motif qu’il est manifestement inexact (sous entendu sur les faits).

Le 16 juillet 1998, le Consulat ayant saisi son avocat conseil, ce dernier téléphone au rédacteur en chef pour lui proposer une règlement à l’amiable. L’avocat reconnaît que la première réponse ait pu être refusée à juste titre comme ne satisfaisant pas aux exigences formelles du droit de réponse. Il propose à „La Liberté“ de publier une réponse plus courte, factuelle, du type thèse contre thèse. La rédaction étant libre à ses yeux d’assortir cette réponse d’un „bref commentaire“. Le rédacteur en chef y consent à condition que le Consul admette la version des faits de „La Liberté“ et lui présente des excuses écrites.

Par courrier du 18 juillet 1998, T. soumet une nouvelle réponse, en priant „La Liberté“ de bien vouloir la publier, lui laissant la possibilité de l’assortir des „commentaires que vous jugerez utile de faire“.

Le 23 juillet 1998, „La Liberté“ publie la réponse du Consul sous la forme d’un encadré en bas de page surmonté d’un commentaire de la rédaction, flanqué de la photo republiée et d’une reprise de l’article publié le 6 juin. Au fil du commentaire, le rédacteur en chef cite la première réponse du Consul, évoque les tractations conduites, la correspondance échangée, les entretiens avec l’avocat conseil. Il relie les propos du Consul à une phrase de son cru qui est en réalité un commentaire de ces mêmes propos.

Le 18 août, l’avocat-conseil du Consul saisit le Conseil de la presse du dossier et émet une série de griefs juridiques et éthiques sur le traitement du droit de réponse.

B. Dans sa plainte, le Consulat d’Algérie, agissant par l’intermédiaire de T., s’estime lésé, victime d’injustices dans le traitement du droit de réponse. La contestation, note-t-il, porte non plus sur le principe même de la réponse ni sur le texte de celle-ci mais sur les conditions et modalités de la diffusion. L’esprit du droit de réponse a été violé par le traitement qui lui a été réservé: mise en contexte défavorable, altérations internes du texte, le tout sous un titre polémique, propre à orienter la compréhension du lecteur. Le journal a manqué de loyauté par la dissimulation des modalités qui allaient être celles de la publication Il a révélé les tractations préalables, notamment avec l’avocat, jugées confidentielles par le Consulat. Le journal a tenté de tourner en dérision le représentant de l’Etat considéré, en révélant les différences des deux réponses, les excuses faites après la première, les concessions consenties par l’avocat entre la première et la deuxième tentative de réponse. Il y a, conclut le recourant, dans ce traitement un manque de correction, de franchise et de loyauté, ainsi qu’une attitude outrageante pour l’Etat algérien.

C. Selon le rédacteur en chef de „La Liberté“, en réponse à la plainte déposée au Conseil de la presse,

– Il n’y avait pas d’autre moyen d’éclairer le caractère fallacieux des rectifications tentées par le Consul qu’en les publiant intégralement dans leurs contradictions.

– Il y va en l’occurrence d’un devoir particulièrement grave de vérité s’agissant d’un pays où

a) les autorités ne permettent pas de liberté à la presse; b) imposent leur propagande aux médias par la ruse quand ce n’est pas par force; c) participent elles-mêmes aux atrocités commises quotidiennement en Algérie.

– „La Liberté“ n’a pas tronqué le texte du consul d’Algérie. Le rédacteur en chef reconnaît cependant qu’une citation de propos du Consul tirés d’une correspondance, malencontreusement dépourvue de son guillemet terminal et ainsi accolée à un commentaire de la rédaction, peut laisser planer une incertitude dans l’esprit du lecteur.

– „La Liberté“ reconnaît dès lors une erreur tout en soulignant qu’il n’y avait pas mauvaise intention de sa part. Elle signale qu’elle n’a pas utilisé des méthodes déloyales pour obtenir des informations.

D. La présidence du Conseil de le presse à décide de soumettre la plainte à la 2ème chambre composé par Daniel Cornu (président), Madeleine Joye, Pierre Meyer (remplacé par Antoine Maurice) Laurence Naef (remplacée par Marlyse Cuagnier), Urs Widmer et Philippe Zahno. Madeleine Joye s’est récusé pour le traitement de cette affaire. La 2ème chambre a traité la plainte lors de ses séances du 21 octobre et 25 novembre 1998 et par correspondence.

E. Aussitôt après communication de la prise de position aux parties, la 2e chambre du Conseil de la presse a reçu le 26 janvier 1999 une réaction de D., rédacteur en chef de „La Liberté“. Celui-ci conteste qu’il y ait eu, entre le conseil de T., Consul général d’Algérie, et lui-même, un accord négocié sur les conditions d’une réponse, accord qui aurait eu valeur de „contrat“ et dont le traitement réservé à l’affaire dans son journal n’aurait pas respecté l’esprit.

Cette prétendue absence de tout accord est apparu comme un fait nouveau, en contradiction avec la version des faits donnée par le conseil de T. : „Pour finir, D. s’est dit d’accord de publier une réponse du consul général, pourvu que ce dernier admette sa version des faits et lui présente des excuses écrites“ (lettre du 18 août au Conseil de la presse, point 14 e). A titre tout a fait exceptionnel – et dans la mesure où la prise de position même du Conseil de la presse est fondée sur le respect du principe d’équité (fairness) par rapport à un arrangement convenu – le président de la 2e chambre a décidé de suspendre la publication de la prise de position pour examen complémentaire.

Sollicité par le Conseil de la presse de se prononcer sur cette contestation, le conseil de T. affirme que l’existence de l’accord découle du principe de la confiance. „S’il n’y avait pas eu accord, l’on verrait mal pourquoi T. aurait dès le lendemain accédé aux conditions posées par D. et retiré, par écrit, ses accusations antérieures; présenté un nouveau texte ‘droit de réponse’.“ Le conseil de T. considère que le fait même de la publication dans ‘La Liberté’ de la deuxième réponse du Consul général atteste l’existence d’un accord (lettre au Conseil de la presse du 8 février 1999). Le Conseil de la presse relève, en outre, que dans sa prise de position du 7 septembre 1998, D. discute de nombreux points de l’argumentation du conseil de T., mais pas l’existence d’un accord sur la publication d’un nouveau texte, selon les termes cités plus
haut.

A la lumière de ces éléments, le Conseil de la presse a décidé lors de sa séance ordinaire du 4 mars 1999 de prendre acte de la contestation de D., mais de ne pas modifier le libellé de sa prise de position du 8 janvier 1999.

II. Considérants

1. Le litige porte sur le traitement par un journal d’une demande de droit de réponse et sur les modalités de mise en oeuvre de la solution convenue entre les parties. Le Conseil de la presse n’a pas à juger de l’opportunité du droit de réponse ni du refus éventuel qui lui est opposé. Sa préoccupation se limite à l’éthique professionnelle et se rapporte, dans ce cas, aux chiffres 3 et 5 de la „Déclaration des devoirs et des droits des journalistes“ . Le Conseil de la presse doit examiner si „La Liberté“ a transgressé les devoirs éthiques de la profession, notamment le chiffre 3 de la „Déclaration des devoirs et des droits des journalistes“ et le principe d’équité reconnu par la jurisprudence du Conseil (prise de position no 1/ 1996 „Cottier c. Facts“, recueil 1996, p. 15ss.). 2. Ayant à se prononcer sur l‘éthique professionnelle, le Conseil de la presse n’a pas à étendre son examen à d’autres domaines relevant de l’éthique en général, en particulier à des considérations sur l’observation des droits de l’homme dans le pays concerné.

3. Le Conseil de la presse constate que:

– Les propos du Consul ont été déformés, par erreur ou négligence, ce qui lui a causé du tort.

– Le rédacteur en chef ayant reconnu cette erreur, il aurait dû la rectifier à l’intention de ses lecteurs, conformément au chiffre 5 de la „Déclaration des devoirs et des droits des journalistes“.

– Plus généralement, le traitement et la mise en oeuvre du droit de réponse par „La Liberté“ posent des problèmes qui relèvent du respect du principe d’équité.

Deux questions se posent:

a) Au vu de l’amalgame entre les propos du requérant et un commentaire rédactionnel, de l’abondance du commentaire en regard de la réponse donnée, le journal a-t-il usé de l’équité requise vis-à-vis d’un requérant avec lequel un accord avait été conclu?

b) Le principe d’équité s’applique-t-il de manière éventuellement plus réservée vis-à-vis du représentant d’un Etat et de cet Etat en particulier?

Quant à la première question, le Conseil de la presse considère que tout en étant laissé libre d’apporter ses commentaires, le rédacteur en chef de La Liberté n’aurait pas dû faire état des diverses étapes de la négociation sans en avertir d’emblée l’autre partie. Il parait clair que le „contrat“ entre T. et „La Liberté“ ne prévoyait pas une telle reprise des arguments échangés.

Quant à la seconde question, l’on a affaire ici à un Etat, l’Algérie, dont la réputation actuelle en matière de liberté de la presse, de transparence démocratique et de communication en général est critique. Le Conseil de la presse n’a pas à s’exprimer sur une situation politique ni à porter de jugements moraux à cet égard, mais il ne doit être dupe des effets de propagande qui traversent et imprègnent l’affaire du fait du requérant. Sans quoi il passerait à côté d’un élément essentiel du litige. A cet égard il peut paraître indiqué et éthique pour un journal d’exercer un vigilance particulière à l’égard d’un tel effet de propagande (absence de faits avérés, rhétorique de l’indignation, appel aux émotions et au sens de la justice du lecteur suisse), que l’Etat considéré essaie de diffuser auprès d’un lectorat insuffisamment averti des questions algériennes.

III. Conclusions

1. Lorsqu’une citation est dénaturée, quelle que soit la raison, elle doit être rétablie au même titre qu’une erreur ou inexactitude de fait.

2. Lorsqu’un journaliste négocie le traitement d’une réponse, il doit s’en tenir à un comportement équitable, conforme à l’esprit de l’accord conclu.

3. La correction requise à l’égard d’un demandeur de droit de réponse ne signifie pas toutefois que le public doit se trouver exposé, sans en être averti, à un acte de propagande.