Nr. 60/2004
Audition lors de reproches graves / Rechercher la vérité / Devoir de rectification / Protection de la vie privée

(X. c. «Le Matin») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 4 novembre 2004

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I. En Fait

A. Le 9 août 2004, le journal «Le Matin» a publié, dans ses pages intérieures et sous la plume du journaliste Nicolas Ruetsche, un article intitulé «Hameau terrorisé par des chiens». Cet article relate brièvement les démêlés «d’une éducatrice qui élève des chiens» avec ses voisins, en raison des aboiements intempestifs et des attitudes menaçantes de ces «bestioles». Le nom de l’éducatrice n’apparaît pas dans l’article. Toutefois, une photo de la propriété accompagne le texte du journaliste. Sur cette photo, l’immeuble est substantiellement caché par quelques arbres. En plus, l’article mentionne le nom du «hameau d’une soixantaine d’habitants»: V., dans la commune de Y., près de Z.

B. Le 14 août 2004, X., la propriétaire des chiens mentionnés dans l’article du «Matin» du 9 août 2004, et son mari déposent tous les deux une plainte individuelle contre «Le Matin» auprès du Conseil suisse de la presse. M. et Mme X. reprochent notamment au «Matin» de ne pas avoir pris contact avec eux avant la parution de l’article incriminé. En outre, ils prétendent que cet article contient un grand nombre d’erreurs matérielles.

C. Invités par le Secrétariat du Conseil de la presse à mieux énoncer leurs griefs, les époux X. ont adressé une nouvelle plainte au Conseil de la presse le 24 août 2004. Selon la plainte, «La Matin» a violé les chiffres 1, 2, 3, 4, 5, 7 et 8 de la «Déclaration des devoirs et de droits du/de la journaliste». Le 25 août 2004, Mme X. a écrit une lettre complémentaire au Conseil de la presse en y joignant diverses lettres et documents.

D. Le 27 septembre 2004, Nicolas Ruetsche a pris position au sujet de la plainte des époux X. en réfutant tous leurs griefs. Il estime notamment n’avoir pas contrevenu à la disposition du chiffre 3.8. des Directives relatives à la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» (entendre avant publications une personne faisant l’objet de reproches graves) au motif qu’il aurait tenté, sans succès, d’atteindre les époux X. à réitérées reprises.

E. La plainte a été confiée à la 2e Chambre du Conseil de la presse, composée de Sylvie Arsever (présidente) Nadia Braendle, Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber et Charle Ridoré. Rédacteur en chef du «Matin Dimanche» jusqu’à fin août 2004, Michel Zendali, s’est récusé.

F. La plainte a été examinée lors de la séance du 4 novembre 2004.

II. Considérants

1. Les époux X. ont fait parvenir plusieurs lettres au Conseil de la presse pour se plaindre du contenu de l’article «Hameau terrorisé par des chiens» paru dans «Le Matin» du 9 août 2004. Ces différentes lettres sont traitées comme un seul et même recours. Au travers de leurs lettres des 14, 18, 24 et 25 août 2004, les époux X. estiment à quinze au moins le nombre d’erreurs matérielles reproduites dans l’article du journaliste Nicolas Ruetsche fondant autant de violations de la «Déclaration». Le Conseil de la presse se bornera à évoquer les points litigieux pouvant poser un problème déontologique.

2. Une très brève histoire des faits et des circonstances qui se trouvent à l’origine de cette affaire permet de mieux comprendre aussi bien le contenu de l’article incriminé que la plainte elle-même. M. X. et son épouse, Mme X, vivent à Y., avec leur fille, handicapée. Les relations de cette famille avec certaines personnes du voisinage semblent n’avoir jamais été bonnes. M. et Mme X. sont propriétaires de chiens dont les aboiements indisposent de plus en plus quelques habitants du lieu. Le 6 novembre 1998, Mme X. est condamnée par le Juge d’Instruction du canton de Fribourg à payer Fr. 200.- d’amende, au motif «qu’elle n’a pas pris les mesures propres à éviter que les cris de ses deux chiens importunent le voisinage».

A la suite d’un certain nombre de réclamations, la Société vaudoise pour la protection des animaux, la Commune de Y., la Société fribourgeoise pour les animaux et le Service vétérinaire du canton de Fribourg adressent, entre 1999 et le début de l’année 2003, divers courriers à Mme X. pour l’inviter à prendre toutes les mesures appropriées afin de limiter les nuisances sonores de ses chiens et les postures menaçantes qu’ils adoptent parfois à l’égard des voisins. Dans ces courriers, les reproches et la mention de manquements coexistent avec quelques appréciations positives dont, par exemple, celle-ci: «Le parc (des propriétaires des chiens) est exemplaire pour la détention de chiens». Le 17 avril 2003, la Commune de Y. convoque les auteurs de plaintes informelles ainsi que quelques représentants des autorités communales et préfectorales pour trouver une solution aux nuisances répétées causées par les chiens de la famille X. En l’absence de convocation, aucun membre de cette famille n’assiste à la réunion en question. Les nuisances sonores demeurent intolérables pour une habitante de V. Elle dépose une plainte formelle contre Mme X. auprès de l’autorité compétente. Le Juge d’instruction condamne Mme X. à payer une amende de Fr. 500.- pour s’être «rendue coupable de contravention à la loi d’application du code pénal au sens de l’article 8, ch. 7 de dite loi». Dans les délais, Mme X. fait opposition contre cette amende.

3. Sur la base de ces faits étayés par des documents, le Conseil suisse de la presse constate que l’article de Nicolas Ruetsche contient deux imprécisions de nature à induire les lecteurs en erreur.

a) Nicolas Ruetsche affirme tout d’abord que «Le syndic de Y. a bien tenté de faire régner l’ordre à V. en convoquant une réunion, à laquelle manquait l’éducatrice». En lisant ce fragment, le lecteur peut penser que l’éducatrice, Mme X., a refusé de se rendre à la réunion du 17 avril 2003. Or, tel n’était pas le cas. Selon le procès verbal de cette séance – dont le journaliste détenait une copie -, Mme X. n’a pas été conviée.

b) Ensuite, le journaliste du «Matin» écrit que l’éleveuse a été condamnée à 500 francs d’amende. C’est juste, à ceci près qu’il omet de préciser que Mme X. a fait opposition contre cette amende alors que les documents à la disposition du rédacteur lui auraient permis d’apporter ce complément d’information.

c) Ces deux imprécisions ne sont toutefois pas graves au point de fonder une violation du chiffre 1 de la Déclaration des devoirs (Rechercher la vérité). De même, la publication d’une rectification n’était pas indispensable (cf. prise de position 49/2004).

4. Ces deux imprécisions auraient sans doute pu être évitées, si Nicolas Ruetsche avait entendu la version de Madame ou de Monsieur X. dans cette affaire. Même si l’affaire traitée dans l’article n’est pas d’une grande gravité, la place qui lui est faite par «Le Matin», de même que le titre mentionnant un hameau «terrorisé» par des chiens lui donnent une ampleur qui rendait nécessaire, en application de la Directive 3.8 (audition lors de reproches graves) de donner le point de vue de la personne mise en cause.

A cet égard, Nicolas Ruetsche fait valoir qu’il a tenté en vain d’atteindre Mme X.. Cette explication ne satisfait pas le Conseil de la Presse: aucune urgence ne commandait une publication immédiate au point d’empêcher la consultation des époux X. Nicolas Ruetsche aurait notamment pu tenter d’atteindre les époux X. par fax, par e-mail ou par courrier. A défaut, il aurait dû au minimum mentionner qu’il avait tenté en vain d’atteindre la plaignante et résumer sa position telle qu’elle apparaît assez clairement dans le dossier en sa possession.

En ne donnant pas aux lecteurs la possibilité de connaître le point de vue de Mme X., ou de son époux, Nicolas Ruetsche a contrevenu à la Directive 3.8. relative à la «Déclaration» (Respect du principe «audiatur et altera
pars»). Ce principe s’applique même si Mme X. ne pouvait pas être identifiée par le grand public, car elle était reconnaissable par son entourage (prise de position 8/2000).

5. Finalement, les époux X. invoquent une violation de la directive 7.6 (mention des noms) par la publication d’une photo de leur maison. Selon la directive 7.6 le/la journaliste ne publiera en principe pas le nom ni tout autre élément permettant d’établir l’identité d’une personne impliquée dans une affaire judiciaire, de manière à ce que cette personne ne puisse être identifiée hors de son cercle familial, social ou professionnel, informé indépendamment des médias.

En l’occurrence, l’article ne donne pas le nom des époux X.. Et même si l’article mentionne le nom du domicile, V., la photo publiée montre un immeuble qui est en grande partie caché par quelques arbres. Cette photo n’est pas de nature à permettre une identification des plaignants de la part d’un lecteur qui ne les connaîtrait pas déjà. Dès lors «Le Matin» n’a pas violé la directive 7.6 relative à la «Déclaration».

III. Conclusions

1. Le «Matin» n’aurait pas dû publier des reproches graves à l’encontre de Mme X. sans son audition préalable et a donc violé la directive 3.8 relative à la «Déclaration». Au minimum, «Le Matin» aurait dû préciser dans l’article avoir tenté en vain d’atteindre les époux X. et aurait dû reproduire un résumé de leur point de vue, sur la base des documents disponibles. Dans cette mesure, la plainte est partiellement acceptée.

2. Pour le reste, la plainte est rejetée.