Nr. 29/2004
Audition lors de reproches graves

(X. c. « Tribune de Genève ») Prise de position du 27 mai 2004

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I. En fait

A. En date du 13 janvier 2004, la «Tribune de Genève» a publié un article signé Serge Guertchakoff concernant le litige qui oppose l’horloger Y. à son ex-associé X., spécialisé dans la fabrication de boîtiers de montres. Cet article, placé en tête de page économique, rapporte diverses accusations portées par des proches de M. Y. contre M. X.. Intitulé «Y. W. ne quittera pas Genève», il s’inscrit dans le cadre d’une série d’articles publiés dans les médias sur le différend qui oppose MM. Y. et X..

B. Le 27 janvier 2004, Me Z., avocat de M. X., adresse une demande de prise de position au Conseil suisse de la presse concernant cet article. La plainte est dirigée à titre principal contre M. Serge Guertchakoff, et à titre subsidiaire contre «La Tribune de Genève». Pour le plaignant, certains faits allégués dans l’article constituent une violation des Directives 2.3, 1.1 et 3.8 relatives à la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste». Ces directives portent respectivement sur la distinction entre l’information et les appréciations, sur la recherche de la vérité et sur le principe «audiatur et altera pars», qui veut que les deux parties d’un conflit soient entendues lors de reproches graves.

C. Parallèlement à cette plainte auprès du Conseil suisse de la presse, M. X., défendu par Me Z., a saisi la Cour de justice de Genève d’une action en concurrence déloyale contre Serge Guertchakoff et «La Tribune de Genève». Cette action est substantiellement basée sur les mêmes faits.

D. Le 7 avril 2004, à la demande du Conseil suisse de la presse, M. Dominique von Burg, rédacteur en chef de «La Tribune de Genève», a communiqué la prise de position du quotidien genevois concernant la plainte de M. X.. Rappelant que les avocats de MM. X. et Y. ont adopté une stratégie médiatique semblable, annonçant publiquement leurs multiples plaintes pénales et actions civiles, «La Tribune de Genève» estime que l’article paru le 13 janvier 2004 s’inscrit dans un ensemble d’articles évoquant une affaire à rebondissements, et qu’il serait inapproprié de le considérer isolément. Le quotidien souligne en outre que le plaignant et son groupe ont pu développer à maintes reprises leurs points de vue, explications et versions dans les colonnes de «La Tribune de Genève», et fournit huit articles à l’appui, datés du 26 septembre 2003 au 2 mars 2004.

E. En date du 14 avril 2004, le Conseil suisse de la presse annonce aux parties que la plainte sera traitée par la 2 ème chambre du Conseil de la presse. Cette chambre se compose de Sylvie Arsever (présidente), Nadia Braendle, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali. M. Dominique von Burg, également membre de la Chambre, se récuse.

II. Considérants

1. Le Conseil suisse de la presse peut entrer en matière sur une plainte même si une procédure judiciaire a été entamée en rapport avec l’objet de cette plainte. Toutefois, il peut également renoncer à entrer en matière, notamment lorsqu’un danger manifeste existe que la procédure juridique en cours soit influencée, que ce danger prédomine sur l’intérêt du plaignant à voir sa plainte traitée et qu’aucune question fondamentale d’éthique professionnelle ne se pose en relation avec cette plainte (Art. 15 alinéa 3 du règlement du Conseil suisse de la presse).

2. Dans le cas présent, le plaignant a intenté à l’auteur de l’article, M. Guertchakoff, et à la «Tribune de Genève», une action pour concurrence déloyale, estimant que l’article «dénigre l’entreprise et les services de M. X. par des affirmations fausses et fallacieuses.» Conformément à sa pratique dans des cas de ce type, le Conseil suisse de la presse se bornera à traiter les questions strictement déontologiques soulevées par le plaignant, à savoir la distinction entre l’information et ses appréciations (Directive 2.3), la recherche de la vérité (Directive 1.1) et l’audition lors de reproches graves (Directive 3.8).

3. Concernant la Directive 2.3, le plaignant reproche à l’auteur de l’article son «parti pris». Alors que les journalistes sont censés «veiller à rendre perceptible pour le public la distinction entre l’information proprement dite – soit l’énoncé des faits – et les appréciations relevant du commentaire ou de la critique», M. Guertchakoff aurait pris «fait et cause pour l’une des parties en cachant aux lecteurs qu’il se fait l’instrument de Y.». Le plaignant en veut pour preuve les termes utilisés pour qualifier le comportement de X.: «insultes», «chantage», «menaces de délocalisation» ou encore «rétention de l’information».

La directive 2.3, qui explicite l’obligation faite au chiffre 2 de la «Déclaration» de défendre la liberté de l’information et la liberté du commentaire, ne saurait être interprétée comme une obligation générale d’objectivité. Elle se borne à exiger que le lecteur soit en mesure de distinguer les faits des opinions du journaliste. Tel était le cas en l’espèce. Les expressions mises en évidence par le plaignant relèvent certes d’un parti pris de l’article en faveur de Y. mais ce parti pris est perceptible pour le lecteur. Il est d’ailleurs d’autant moins critiquable que l’article litigieux s’inscrit dans une série où les points de vue des parties ont été successivement représentés. La Directive 2.3 n’a donc pas été violée.

4. Le plaignant reproche d’autre part à l’auteur de l’article de présenter les allégations des proches de Y. comme des faits objectivement établis sans avoir recherché la vérité en violation de la Directive 1.1, qui explicite l’obligation de rechercher la vérité contenue au chiffre 1 de la «Déclaration» et stipule que «la recherche de la vérité est au fondement de l’acte d’informer. Elle suppose la prise en compte des données disponibles et accessibles, le respect de l’intégrité des documents (textes, sons et images), la vérification, la rectification». Le grief porte sur les trois phrases: a) «les insultes contenues dans le communiqué de presse envoyé… », b) «le chantage à l’emploi exercé auprès des autorités juridico-politiques genevoises» et c) «Y. détient la preuve que certaines montres produites au sein de son groupe ont été vendues par des réseaux parallèles de distribution, sans que l’argent en question ne rentre ensuite dans W.»

Le plaignant estime qu’il y a également violation du principe «audiatur et altera pars». La Directive 3.8 stipule qu’en vertu du principe d’équité (fairness) et du précepte éthique général consistant à entendre les deux parties dans un conflit, les journalistes ont pour devoir d’entendre avant publication une personne faisant l’objet de reproches graves et de reproduire brièvement et loyalement sa position dans le même article ou la même émission. Dans l’article incriminé, ni M. X., ni la direction de W. ne sont cités.

5. Comme le Conseil de la presse l’a relevé ci-dessus, les expressions «insultes» et «chantage à l’emploi» comportent une part de commentaire perceptible pour le lecteur. En outre, elles ne travestissent pas les faits tels qu’ils ressortent des pièces versées au dossier. Le communiqué diffusé le 8 janvier 2004 par Y. contient ainsi à l’égard de X. des termes qu’il n’est pas contraire à la vérité de traiter d’injurieux. Quant à l’expression «chantage à l’emploi», l’article lui-même rappelle les faits, déjà thématisés dans un article précédent auxquels il se réfère. Comprises dans leur contexte, ces deux expressions ne violent pas les Directives 1.1 et 3.8.

En revanche, la dernière allégation est plus problématique. Elle évoque une éventuelle gestion déloyale et peut donc être qualifiée de reproche grave contre X.. Pour cette raison, il n’était pas admissible de la diffuser
sans donner à ce dernier l’occasion de se déterminer à son propos.

III. Conclusion

1. La plainte est partiellement admise.

2. Dans les affaires à nombreux rebondissements, les journalistes ne sont pas tenus de fournir, dans chaque article ou chaque émission, le point de vue équilibré des parties en conflit. Par contre, des reproches graves ne doivent pas être publiés sans donner la parole, ne serait-ce que brièvement, à la partie concernée.