Nr. 63/2021
Identification / Suppression d’un élément d’information

(M. c. «Tribune de Genève»)

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I. En fait

A. Le 14 juin 2020, la «Tribune de Genève» publie sur son site un article intitulé «Comment l’Union internationale des transports routiers a perdu un demi-milliard». Sous la plume de Philippe Reichen, l’article relate comment l’ancien secrétaire général et le responsable des finances ont fait perdre de grosses sommes à l’Union suite à un investissement désastreux en Turquie. Le nouveau secrétaire général a envoyé à son prédécesseur et à son chef des finances – tombés en disgrâce – une demande de paiement de plusieurs millions et a saisi la justice. De leur côté, les anciens dirigeants ont porté plainte contre le nouveau secrétaire général pour contrainte. La procédure pénale, précise l’article, est actuellement suspendue. Dans l’article, l’ancien secrétaire général est identifié par son prénom et l’initiale de son nom. L’ancien chef des finances n’est désigné que par sa fonction. Quant au secrétaire général en fonction, il est pleinement identifié (nom et prénom).

B. Le 14 octobre 2020, par l’intermédiaire d’un avocat, l’ancien secrétaire général de l’IRU (International Road Transport Union) saisit le Conseil suisse de la presse. Il estime que la «Tribune de Genève» a violé deux chiffres de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration»).

D’une part, en publiant son prénom et l’initiale de son nom, le plaignant juge qu’il est aisément reconnaissable par une simple recherche sur Internet, alors que selon le chiffre 7 de la «Déclaration» il ne devrait pas être identifié. En effet, il a quitté l’IRU il y a sept ans et n’exerce plus aucune fonction dirigeante auprès d’une association ou d’une organisation. Quant à son conflit avec l’IRU, il ne relèverait en rien de la sphère publique, mais bien de la sphère privée. Enfin, le plaignant relève que l’ancien président de l’IRU, qui fait aussi l’objet d’une demande de paiement, n’est quant à lui même pas mentionné dans l’article.
D’autre part, la «Tribune de Genève» aurait tu un élément d’information essentiel – violation présumée du chiffre 3 de la «Déclaration». En effet, à propos de la procédure pénale opposant le plaignant et l’ancien chef des finances à l’actuel secrétaire général, le journaliste indique simplement que la procédure est suspendue, sans préciser que l’actuel secrétaire général a été mis en prévention par le Ministère public genevois, ce qui serait «loin d’être anodin».

Pour conclure, le plaignant demande que la mention de «Martin M.» soit retirée de l’article et de tout autre média l’ayant fait paraître, et que l’article litigieux soit «dûment complété selon les explications supra».

C. Le 27 janvier 2021, le rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», Frédéric Julliard, prend position et demande le rejet de la plainte. Concernant la violation alléguée du chiffre 7 de la «Déclaration», le rédacteur en chef relève tout d’abord qu’en vertu de la liberté rédactionnelle, le journal était libre de ne pas nommer de la même façon les différents protagonistes de l’affaire, et de ne pas multiplier les initiales pour simplifier la lecture. C’est parce que le plaignant occupait la fonction opérationnelle la plus élevée au sein de l’organisation et qu’il disposait de la signature individuelle, qu’il a été nommé par son prénom et son initiale – contrairement à l’ancien chef des finances. Quant à l’ancien président, «il n’apparaît pas dans la mesure où il n’exerçait pas de fonction opérationnelle pertinente dans le cadre de l’article». De plus, relève M. Julliard, la manière de citer le plaignant a été retenu à bien plaire pour réduire son exposition au public. En effet, le rédacteur en chef conteste que le conflit relève de la sphère privée du plaignant, et il estime que compte tenu des fonctions dirigeantes qu’il exerçait, il aurait été admissible de l’identifier complètement.

Concernant la violation alléguée du chiffre 3 de la «Déclaration», le rédacteur en chef fait valoir «que l’article, bien que n’employant pas la formulation ‹mis en prévention› (…) informe bel et bien le lecteur qu’une poursuite pénale a été engagée contre (l’actuel secrétaire général) et que le Ministère public a, pour l’heure, suspendu la procédure. (…) Ainsi le lecteur moyen comprend sans aucune difficulté que la procédure pénale est pendante et que (l’actuel secrétaire général) a la qualité de prévenu». Le rédacteur en chef ajoute que le plaignant aurait eu la possibilité de mettre l’accent sur la mise en prévention quand la rédaction lui avait donné la possibilité de s’exprimer – ce qu’il avait choisi de ne pas faire.

D. Le 8 février 2021, par l’entremise de son avocat, le plaignant demande un délai pour pouvoir répondre à la prise de position du journal. Conformément à son règlement et à sa pratique, le Conseil de la presse ne donne pas suite à cette demande.

E. Selon l’art. 13 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.

F. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Casper Selg (vice-président) et Max Trossmann (vice-président), puis de Susan Boos, présidente, Max Trossmann et Annik Dubied, vice-présidents, a traité la présente prise de position le 6 septembre 2021 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Le Conseil de la presse rappelle qu’il n’exerce aucun pouvoir de coercition. Il n’entre donc pas en matière sur les demandes de modifications de l’article litigieux formulées par le plaignant.

2. Pour ce qui est du chiffre 7 de la «Déclaration», le Conseil de la presse estime qu’il n’est pas violé. Certes, il est vrai que le prénom en toute lettre et l’initiale du plaignant, ainsi que la mention de son ancienne fonction, permettent de l’identifier facilement. Néanmoins, l’argument du plaignant selon lequel le litige ne relève que de la sphère privée n’est pas pertinent aux yeux du Conseil de la presse. Qu’une organisation sociale aussi importante que l’IRU perde de grosses sommes en raison de mauvais placements est sans conteste d’intérêt public. Et même si le plaignant est aujourd’hui retraité, il exerçait incontestablement une fonction dirigeante en relation, et même au cœur, de l’objet de la relation médiatique.

3. Pour le Conseil de la presse, le chiffre 3 de la «Déclaration» n’est pas violé non plus. Les indications données par l’article sont amplement suffisantes pour que le public puisse comprendre les enjeux de l’affaire. La désignation explicite de la «mise en prévention», comme le fait valoir le rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», n’aurait pas ajouté d’élément essentiel à cette compréhension.

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. En publiant sur son site l’article «Comment l’Union internationale des transports routiers a perdu un demi-milliard», la «Tribune de Genève» n’a pas violé les chiffres 3 et 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».

3. Les conséquences d’un mauvais investissement pour une organisation comme l’IRU sont d’intérêt public. En conséquence, l’identité de celui qui exerçait alors la principale fonction dirigeante en lien avec l’affaire pouvait être révélée.