Nr. 6/2012
Audition lors de reproches graves / Dignité humaine / Respecter la sphère privée

X. c. «Tribune de Genève» Prise de position du Conseil suisse de la presse du 17 février 2012

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I. En fait

A. Le 4 juin 2011, le quotidien «Tribune de Genève» publie, sous la plume de Dejan Nikolic, un article intitulé «Carnet de notes controversé: un élève saisit les tribunaux». Cet article évoque le cas de Y., un collégien non promu du Collège Z. Il porte en particulier sur une anomalie apparaissant sur le carnet de note. La décision du redoublement, qui y est apposée, serait antidatée par rapport à l’avis manuscrit de l’enseignant. Cette décision est signée par le plaignant, X., doyen du collège. Une photographie accompagnant l’article montre un détail du carnet scolaire, où apparaît clairement son nom et sa signature. En revanche, son nom n’est pas cité dans l’article. Le même article, avec la même illustration, est diffusé simultanément sur le site internet du quotidien genevois.

B. Le 24 juillet 2011, X., doyen au Z., porte plainte auprès du Conseil suisse de la presse contre la «Tribune de Genève». Il dénonce le fait que son nom apparaisse en clair dans l’illustration de l’article, à savoir sur le carnet scolaire. «Un tel procédé est inadmissible et contraire à toute déontologie journalistique et constitue une atteinte à l’honneur et à la personnalité», souligne-t-il. Le plaignant ajoute être déjà intervenu auprès du rédacteur en chef Pierre Ruetschi pour exiger que la photo scannée du carnet de notes soit retirée du site internet du journal. Le quotidien ne retire pas l’image, mais floute son nom et sa signature.

C. Dans un complément à sa plainte, daté du 15 octobre 2011, X. invoque plus précisément les Chiffres 1 et 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration»). Selon lui, le devoir de recherche de la vérité (chiffre 1) a été violé, «puisque le journaliste n’a entendu qu’une des parties et n’a donné qu’une version des faits. Mon nom figurant explicitement dans l’article, la déontologie aurait voulu que le journaliste cherche au moins à parler avec moi et avec mes supérieurs.» Le plaignant estime également que le devoir de respect de la dignité humaine (chiffre 8) a été violé, «dans le sens où ma dignité n’a pas été respectée par le fait d’avoir fait apparaître au grand public mon nom et ma signature sans que je puisse répondre à une fausse accusation contenue dans l’article». X. demande finalement des excuses écrites de la «Tribune de Genève» et réparation pour tord moral, ce qui n’est pas du ressort du Conseil suisse de la presse.

D. Dans sa réplique, datée du 28 novembre 2011, la «Tribune de Genève» rejette la plainte, estimant que l’article incriminé ne viole pas la «Déclaration». Le journal explique son choix de publier la photographie du carnet de note du jeune Sébastien par «souci de clarté» envers ses lecteurs et qu’il n’avait «nullement l’intention de porter une quelconque atteinte à M. X.». Pour preuve de sa bonne foi, le titre relève qu’il n’est aucunement fait mention de l’identité du plaignant dans le texte de l’article, et qu’il a procédé à l’anonymisation de son identité dans la photographie publiée sur son site Internet après intervention du plaignant.

E. Concernant le chiffre 1 de la «Déclaration» (Recherche de la vérité), la «Tribune de Genève» explique que son journaliste avait tenté à plusieurs reprises de prendre contact avec le Collège Z. et avec le plaignant pour obtenir leur point de vue, mais que le Service de la scolarité à la direction générale de l’enseignement secondaire II post-obligatoire lui avait bloqué toute possibilité de contact: les représentants de l’établissement en cause n’étaient pas autorisés à s’exprimer sur le sujet. Selon la «Tribune de Genève», le journaliste ne peut être tenu responsable d’une décision de la hiérarchie scolaire. Concernant le Chiffre 8 de la «Déclaration» (Dignité humaine), également invoqué par le plaignant, le journal estime que ce point est «totalement hors propos» dans le cas présent, le respect de la dignité humaine concernant des cas de discrimination liés à l’appartenance ethnique, la religion, le sexe, l’orientation sexuelle, la maladie ou le handicap d’une personne. Selon le journal, «le fait de publier le nom et la signature de M. X. n’entre pas dans ce cadre».

F. La plainte est traitée le 17 février 2012 ainsi que par correspondance par la deuxième Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Michel Bührer, Annik Dubied, Pascal Fleury, Anne Seydoux, Françoise Weilhammer et Michel Zendali. Dominique von Burg, ancien rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», se récuse.

II. Considérants

1.a) La plainte du doyen du Collège Z. porte sur la publication de son nom et de sa signature dans la photographie accompagnant l’article incriminé publié par la «Tribune de Genève». Cette photographie montre un détail du carnet de note du jeune Y., où l’on voit, en contre- jour, que la décision de redoublement de l’élève, signée par le plaignant et datée du 29 juin 2010, a été collée par-dessus la date apposée de façon manuscrite par le maître de classe, le 3 juillet 2010. Cette «antidatation» est l’un des éléments avancés par le père de l’adolescent pour contester la décision finale du collège. Pour le plaignant, le fait de publier «en clair» son nom et sa signature sur l’illustration de l’article est «inadmissible et contraire à toute déontologie journalistique» et constitue une «atteinte à l’honneur et à la personnalité».

b) Le plaignant estime d’abord que la «Tribune de Genève» a violé son devoir de recherche de la vérité (chiffre 1 de la «Déclaration»), «puisque le journaliste n’a entendu qu’une des parties et n’a donné qu’une version des faits». «Mon nom figurant explicitement dans l’article, la déontologie aurait voulu que le journaliste cherche au moins à parler avec moi et avec mes supérieurs», souligne-t-il.

c) La «Tribune de Genève», pour sa part, réfute avoir violé le chiffre 1 de la «Déclaration» (Recherche de la vérité). Son journaliste a contacté le Département de l’instruction publique (DIP), qui l’a redirigé vers le directeur du Service de la scolarité à la direction générale de l’enseignement secondaire II post-obligatoire, Pascal Edwards. Selon l’article, le DIP «se défend de toute irrégularité portant sur les dates». Et l’article de préciser: «L’administration scolaire admet, du bout des lèvres, une possible gaucherie de la part du secrétariat de Z. au moment d’apposer l’autocollant paraphé par le doyen». Pascal Edwards refuse cependant de s’exprimer davantage: «La procédure en cours nous interdit de nous exprimer sur cette affaire.» Pour la «Tribune de Genève», le journaliste ne peut être tenu responsable d’un blocage de la hiérarchie scolaire. Le journal souligne d’autre part n’avoir pas donné le nom du plaignant dans le texte, et n’avoir publié l’extrait du carnet de notes que «par souci de clarté» envers ses lecteurs.

d) Le Conseil suisse de la presse comprend qu’une accusation d’antidatation sur un carnet de notes peut être perçue comme grave par le doyen de collège qui l’a signé. La publication de son nom et de sa signature, même si elles n’apparaissent que sur la photographie qui accompagne l’article de presse, impose le respect de la Directive 3.8 relative au chiffre 1 de la «Déclaration» sur la recherche de la vérité. Cette directive stipule qu’«en vertu du principe d’équité (fairness) et du précepte éthique général consistant à entendre les deux parties dans un conflit (‹audiatur et altera pars›), les journalistes ont pour devoir d’entendre avant publication une personne faisant l’objet de reproches graves et de reproduire brièvement et loyalement sa position dans le même article ou la même émission.»

Le Conseil suisse de la presse reconnaît que le journaliste a pris contact avec la hiérarchie du collège pour obtenir sa version des faits. Il cite d’ailleurs le DIP et le directeur du Service de la scolarité à la direction générale de l’enseignement secondaire II post-obligatoire, Pascal Edwards. Que la hiérarchie scolaire ait interdit au collège et à son doyen de répondre à pareille accusation n’y change rien. Faute de pouvoir auditionner le plaignant la «Tribune de Genève» aurait dû au moins mentionner dans l’article qu’il n’avait pas l’autorisation du DIP de s’exprimer ou alors se passer de publier son nom. Et si elle tenait à publier une photographie du carnet de notes, «par souci de clarté envers ses lecteurs», elle aurait dû au moins flouter le nom et la signature du plaignant. Ce qu’elle a d’ailleurs fait sans rechigner sur son site Internet dès que le plaignant s’est signalé.

2.a) D’autre part, le plaignant invoque le chiffre 8 de la «Déclaration» sur le respect de la dignité humaine, estimant que sa dignité n’a pas été respectée par le fait d’avoir fait apparaître au grand public son nom et sa signature sans qu’il «puisse répondre à une fausse accusation contenue dans l’article».

b) Dans sa réplique, la «Tribune de Genève» estime «hors de propos» l’accusation de non respect de la dignité humaine. Le chiffre 8 de la «Déclaration» stipule que «le/la journaliste doit éviter toute allusion, par le texte, l’image et le son, à l’appartenance ethnique ou nationale d’une personne, à sa religion, à son sexe ou à l’orientation de ses mœurs sexuelles, ainsi qu’à toute maladie ou handicap d’ordre physique ou mental, qui aurait un caractère discriminatoire».

c) Concernant le chiffre 8 de la «Déclaration» invoqué par le plaignant, le Conseil suisse de la presse le considère inadapté à cette affaire, n’y trouvant pas de caractère discriminatoire touchant à la dignité humaine. En revanche, il se pose la question d’une éventuelle violation du chiffre 7 de la «Déclaration», qui impose de «Respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire; s’interdire les accusations anonymes ou gratuites». La Directive 7.2 (Identification) relative au Chiffre 7 pourrait être concernée. Elle stipule que «Les journalistes soupèsent avec soin les intérêts en jeu (droit du public à être informé, protection de la vie privée)». Cette directive admet toutefois des exceptions. Elle précise en particulier que la mention du nom est admissible «si la personne exerce un mandat politique ou une fonction dirigeante étatique ou sociale et que la relation médiatique s’y rapporte». Selon le Conseil suisse de la presse, cette exception s’applique en l’occurrence, puisque le plaignant a signé le carnet de notes en tant que «doyen», soit dans le cadre étroit de sa profession. Il n’y a donc pas de violation du chiffre 7 de la «Déclaration»

III. Conclusions

1. La plainte est partiellement admise.

2. En publiant, sur un document photographique, le nom et la signature d’une personne accusée d’une faute grave («Carnet de notes controversé: un élève saisit les tribunaux», édition du 4-5 juin 2011) la «Tribune de Genève» a contrevenu au chiffre 3 (audition lors de reproches graves) relative à la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».

3. Pour le reste, la plainte est rejetée.

4. La «Tribune de Genève» n’a pas violé les chiffres 7 (Respecter la vie privée des personnes) et 8 (Respecter la dignité humaine) de la «Déclaration».